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De la justice

Publié le 25 novembre 2011 par Voilacestdit

Dans un billet précédent je parlais de Platon, dont toute l'oeuvre est innervée par le politique ; Platon n'est pas un philosophe qui s'occupe de politique, c'est un politique, ou un voulant-être-politique [sa vocation politique est manquée] qui philosophe.
La condamnation et la mort de Socrate constituent pour lui le scandale politique par excellence, qui l'interroge, le taraude : comment, par quelle aberration la Cité - l'instance pour laquelle il est prêt à se dévouer - a-t-elle pu en arriver à cette décision folle de tuer "l'homme le plus sage et le plus juste de son temps" [Phédon], par quels détours les esprits ont-ils pu être ainsi pervertis - existe-t-il, peut-il exister une Cité juste, quelle en serait l'épure etc. voilà les questions auxquelles tente de répondre Platon dans ses Dialogues, mettant en scène son maître Socrate qui trouble son auditoire - qui nous trouble - en n'apportant jamais la réponse toute faite, comme ferait un sophiste, mais en nous mettant en question, en nous interrogeant, en nous poussant, en nous faisant sortir de nos derniers retranchements, pour nous mettre en situation, chacun, nous-même de répondre.
Voilà par exemple un sophiste, Thrasymaque, que Platon met en scène dans le premier livre de la République. Le dialogue, qui portera sur la notion de justice, ne manque pas de piquant. Thrasymaque a sur la justice des idées simples, qui, au moins, ne nous déconcertent pas : la vraie justice, dit-il, c'est celle qui profite au plus fort ; et le meilleur pouvoir, le plus agréable et le plus utile à exercer, c'est la tyrannie. Point barre. Thrasymaque explicite tout juste :
"Tout gouvernement établit toujours les lois dans son propre intérêt [...] puis, ces lois faites, ils proclament justes pour les gouvernés ce qui est leur propre intérêt, et, si quelqu'un les transgresse, ils le punissent comme violateur de la loi et de la justice. Voilà, mon excellent ami, ce que je prétends qu'est la justice uniformément dans tous les États : c'est l'intérêt du gouvernement constitué. Or c'est ce pouvoir qui a la force ; d'où il suit pour tout homme qui sait raisonner que partout c'est la même chose qui est juste, je veux dire l'intérêt du plus fort".
Comment Socrate s'y prend-il pour bousculer Thrasymaque, l'amener à sortir de son corpus d'idées tout arrêtées ? Rien n'est asséné de façon magistrale. Il faut patiemment, longuement, dé-tricoter le savoir qui se croit savoir, changer de tournure d'esprit, de tropos pour reprendre le fil de la pensée qui réellement pense.
Thrasymaque intervient dans le dialogue alors que celui-ci est déjà largement entamé avec un certain Polémarque, de bonne composition, assez prêt à se laisser convaincre par Socrate ; ce qui n'est pas du tout le cas de Thrasimaque, lequel n'est carrément pas bien disposé à l'égard de Socrate, et le fait savoir : "Ne se contenant plus, et se ramassant sur lui-même à la manière d'une bête fauve, il s'avança vers nous comme pour nous mettre en pièces". Bigre. Socrate et Polémarque se sentent "saisis d'une terreur panique". Socrate joue alors d'une arme secrète : il regarde le premier son contradicteur : "Si je ne l'avais pas regardé le premier, j'aurais perdu la parole". Son fameux regard de taureau [Phédon] qui lui redonne assurance.
N'empêche. Thrasymaque traite de "balivernes" tout ce que raconte Socrate. Ambiance : "Écoute donc, assène Thrasymaque. Je soutiens, moi, que la justice n'est autre chose que l'intérêt du plus fort. Eh bien ! qu'attends-tu pour applaudir ? tu ne t'y résoudras pas. - J'attends d'avoir compris, réplique Socrate, ce que tu veux dire ; pour le moment, je ne le comprends pas encore". Et nous voilà entraînés dans une longue série d'interrogations, de questionnements - la méthode socratique pour déstabiliser, quitter les rivages connus trop assurés, se trouver en somme à la question, devant son propre soi : connais-toi toi-même...
Difficile de résumer ici ce cheminement, ce chemin ["méthode" est la contraction de meta  hodos "en chemin"] qui occupe sous forme de dialogues tout le premier livre de la République. Thrasymaque, à la fin, poussé dans ses retranchements "rougit couvert de sueur" et il finit par concéder à Socrate ["Soit, dit-il : je ne veux pas contester avec toi"] que "l'injustice fait naître entre les hommes des dissensions, des haines, des batailles, au lieu que la justice entretient la concorde et l'amitié" - mais à ce moment-là il y a comme une rupture dans le texte de la République. Apparemment ce n'est plus le même Socrate qui parle : mais Platon qui reprend le dessus. L'aboutissement des dernières répliques est une définition de la justice comme excellence ou vertu propre de l'âme - âme dont il n'a jamais été question jusque-là dans le dialogue.
La justice, celle qui profite au plus fort ? Socrate amène bien plutôt son interlocuteur, à travers ce dialogue mouvementé, à l'idée que la vraie justice entretient la cohésion sociale. Au lieu que "quel que soit le sujet où elle réside, ville, nation, armée, société quelconque, l'effet de l'injustice est d'abord de mettre ce sujet dans l'impuissance d'agir en accord avec lui-même par la dissension et la discorde qu'elle y suscite, et ensuite de le rendre ennemi de lui-même et de tous ceux qui lui sont contraires et qui sont justes".
La position de Thrasymaque prônant cyniquement la loi du plus fort et l'égotisme absolu n'est pas sans faire écho à certaines consciences modernes. Le combat de Platon pour contrer ces déviances porteuses de mort et fonder une Cité juste n'a rien perdu de son actualité.


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