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29 novembre 1971 | Angelo Rinaldi, La Maison des Atlantes

Publié le 29 novembre 2011 par Angèle Paoli


  Il y a quarante ans, le 29 novembre 1971, Angelo Rinaldi recevait le prix Femina pour La Maison des Atlantes.

ANGELO RINALDI DEVANT LE VIEUX PORT DE BASTIA

Image, G.AdC
INCIPIT de LA MAISON DES ATLANTES
  Je tente ici de tenir la promesse que je me fis à moi-même quand j’avais un urinal entre les jambes, et guère d’autre distraction que de diriger précautionneusement entre les plis des draps, mes pets intimes vers la sortie. Il ne se pouvait que je meure sans avoir rien compris. Si j’obtiens un sursis ― enfin, un sursis qui en vaille la peine ― j’en profiterai pour donner un coup de sonde dans mon passé, me répétais-je chaque matin, quand le médecin entrait dans ma chambre pour s’éberluer que l’embolie pulmonaire qu’il redoutait m’eût accordé un nouveau répit.
  Ensemble, nous nous préparions à passer le cap du trentième jour dont je savais aussi bien que lui l’importance ; je le lui avais laissé clairement entendre pour prévenir les aimables hypocrisies qu’il m’eût certainement prodiguées par devoir d’état. Elle ne me déplaisait pas, sa faconde de notable méridional, mais en d’autres matières ; elle s’accordait à son visage qui, par son épaisseur ― et cette lèvre inférieure, tombante et violette, comme une couche de confiture de groseille débordant la tartine ― me disait le goût des menus plaisirs de la vie : des silences fraternels d’une tablée d’amis devant un verre après les bêtises lancées sur un ton de défi et que saluent des rires complices, des repas qui traînent en longueur, de la gauloise avant le petit déjeuner qui me restitue l’âcreté de mes vingt ans, du mistral qui balaie les rues d’Aix-en-Provence. Visage qui me semblait participer d’un bonheur médiocre dont la recherche m’apparaissait comme un aveu d’échec quand je me croyais en bonne santé.
  Comme je dispensai le médecin de la corvée d’espoir, et que je le fis avec délicatesse, sans vouloir comme Gros-Jean en remontrer au curé, sur le ton que j’emploie pour mettre à l’aise un témoin favorable à ma cause que paralyse la pompe crasseuse des Assises, cela mit du naturel dans nos rapports. Il en vint à me parler de ses amertumes de père, à me parler de sa fille qui sautait au cou du premier venu et qui en était à son second avortement ; de son fils qui, en se consacrant à la médecine sociale, s’aliénait la sympathie de la famille de sa fiancée, un grand patron jugeant fou que son futur gendre ne prenne pas sa succession.
  Tandis qu’il s’ouvrait à moi de ses déceptions, je regardais à la commissure de ses lèvres le microscopique bout de papier laissé par la cigarette, le signe d’un bonheur désormais interdit. Le docteur Augier mentait quand il me disait qu’il avait renoncé à fumer. Qu’avait-il à se plaindre de ses rejetons ? L’une aimait à tort et à travers, peut-être, mais elle aimait et je l’eusse permis à Luisa ; l’autre suivait sa vocation, deux choses dont tu es incapable, Raymond.
  Je décidai alors de te léguer l’ensemble de mes réflexions, de te faire une plaisanterie dont j’ai pris la précaution de rire à l’avance.
  Le notaire t’aura remis un paquet d’aspect imposant ― je l’ai gonflé de carton ― et tu as dû croire qu’il contenait les obligations et les titres au porteur que Nora aura cherché en vain dans mon bureau, interrogeant les murs et mes collaborateurs sur l’existence d’un coffre-fort. Vas-tu lire ces feuillets jusqu’au bout ou bien, constatant qu’il ne s’agit pas du magot que je t’aurais destiné à l’insu de Nora et qui t’eût servi à changer de voiture ― tu es bien capable de l’imaginer car tu as toujours pris mon indulgence pour de l’affection ―, t’empresseras-tu de les faire disparaître après les avoir parcourus ?
  J’entends les mots de dépit que tu prononceras avec cette affectation d’argot qui ne te rapprochera pas, sois-en sûr, de tes compagnons de frairie en salopette, qui ne te prendront jamais que pour ce que tu es, malgré tes efforts pour t’approprier leur langage : un bourgeois qui a la passion de la mécanique ; et ils doivent juger avec sévérité un comportement dont ils tirent le maximum de profit.
  Ne dit pas merde qui veut.
Angelo Rinaldi, La Maison des Atlantes, Éditions Denoël, 1971 ; Collection folio, 1973, pp. 13-14-15.


HOMMAGE À ANGELO RINALDI
  Mario Rinaldi, pariant pour l’écriture, est entré en religion. Entre ciel et enfer, avec un penchant pour ce dernier, il s’est choisi un nouveau prénom : Angelo.
  À ce rebelle, qui ne se reconnait que dans l’ascèse, il sera donné au bout de la déréliction, la suprême récompense d’une œuvre dont la perfection égale celle des plus grands : Svevo, Henry James, Proust.
  Dans son exil, sur les bords de Seine, il s’est ancré au seul territoire qui puisse lui appartenir en propre, celui de la littérature. D’une enfance pauvre en Corse, Angelo Rinaldi a retenu une leçon de dénuement ; ne rien posséder de cette terre, sinon un tombeau ou une concession dans un cimetière, pour mieux s’approprier l’île et construire sur ce socle primordial l’édifice d’un œuvre. […]
  Il ne faut pas lire Rinaldi, mais le relire jusqu’à ce que notre respiration épousant celle de sa phrase, nous entrions dans l’éclat de cette voix souveraine, une voix qui apprivoise la mort saluée, à la fin [des Jardins du Consulat], en langue corse.
Marie-Jean Vinciguerra, « L’Oratorio de l’Enfer d’Angelo Rinaldi » in Chroniques littéraires, La Corse à la croisée des XIXe et XXe siècles, Éditions Alain Piazzola, 2010, pp. 9 et 12.



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