Rhapsodies panoptiques (10)
…Tu n’peux pas savoir le bien que tu nous fais, Radu, quand tu te remets au piano et que la mélodie nous arrive par la nuit d’entre nos lampes allumées, toi quelque part en Moravie ou au Connemara, au gré de tes tournées, et nous sous les frondaisons de la Désirade, au bord du ciel on pourrait dire, à la fois très loin de toi mais à ta portée par la radio - à t’écouter jouer à l’instant ce Nocturne de Chopin que partout j’ai emporté avec nous depuis le temps et qui revit maintenant,une fois de plus, sous tes doigts de velours…
…Pas plus que l’Bona je ne t’ai rencontré jamais, Radu le velouté, mais à t’écouter c’est comme si je te connaissais depuis ces années où j’ai compris que Schubert n’écrivait que pour moi, selon ce que tu m’en disais, j’entends pour Lady L. à présent et pour moi, j’veux dire : pour elle et chacun de nous puisque chacun de nous par Schubert ou Chopin ne formons plus qu’une espèce d’aile ondulant dans la nuit d’un même rêve éveillé ; et je me revois là-bas dans les années profondes, je nous revois au fil des heures, j’entends ce Nocturne à l’instant dont Chopin t’a confié le soin d’égrener ses notes en perles de lune comme d’un chapelet, et chaque note est comme une seconde de notre vie passée et revenante, le mot hésite sous tes doigts, le mot présence et les mots mélancolie ou souvenance, les mots tout simples et nus ou les mots plus alambiqués comme des fioles de liqueurs éventées, les mots recherchés, les mots précieux, les mots proustiens – je me rappelle t’avoir écouté cent fois dans ma carrée d’étudiant bohème sous les toits, Radu, quelque part entre seize et vingt et plus gravement passé vingt et des poussières d’étoiles quand se concentre tout le sérieux calamiteux des premières amours - et déjà l’on se croit bien vieux dans la tabagie romantique, et la musique est là pour traduire ça - traduire et trahir ça va de soi…
…J’sais bien, Tonio qui ne jure que par Berio et Schnittke, j’sais bien que ça fait vieille peau d’invoquer Schubert et Chopin et sous la lune encore, sous les nuages ardents des spleens juvéniles et des états d’âme plus ou moins labiles, j’sais bien que ça fait vieux jeune mais je te la joue perso et là l’piano c’est comme ça qu’il fait entrer la musique dans mes heures et mon temps perso, c’est avec Dinu et son Mozart en cascatelles à seize ans au camping du Lavandou, un soir où le vent de la mer nous amène des relents d'un concert de Dalida en plein air, là-bas dans le bourg à vacanciers hagards pour lesquels je n’ai que dédain grave, d’ailleurs moi j’me suis retiré dans ma canadienne et là je l’entends qui ruisselle, Amadeus, sous les doigts de Dinu Lipatti, et tout ce qu’il y a en moi de joie se met à courir le long d’une prairie en plein ciel où tout ce qu’il y a de beau, garçons sauvages et jeune filles en fleurs, converge et converse et se convertit à la pure mélodie, c’est là aussi que l’piano m’apparaît pour la première fois comme une espèce de machine à écrire au bord du ciel – c’est vrai que c’est très kitsch tout ça mais j’assume, comme ils disent dans les revues de psychologues, et j’aggrave mon cas en précisant que cette Remington musicale est aux mains d’un dieu gracile puisque Dinu n’en aura pas à vivre pour beaucoup plus de temps que Samson François, tu sais ou tu n’sais pas que Dinu est mort à l’âge d’être crucifié, dis trente-trois comme le Palestinien Ieshouah, et qu’il était le cousin du divin Enesco qui disait, lui, qu’en somme Jean-Sébastien Bach nous a prouvé que l’homme est « capable du ciel », mais j’sais que ça fait pompier tout ça, mon Tonio préféré, et c’est ce que je me dis aussi quand Lady L. « prend la lumière », tu vois ça : quand celle ou celui que tu aimes se trouve soudain irradier…
…Toi l’kid t’es plutôt rock mais ça n’empêche pas, j’crois que ça n’empêche rien, d’ailleurs on écoutait Elvis et Neil Young de la même oreille qu’on se sera saoulé de Thelonius Monk ou de Nat King Cole, mais c’est un autre piano que je voudrais dire ce soir que l’piano jazzy - je ne dirai pas plus haut mais ailleurs, dans une autre clairière et par d’autre allées de nos forêts intérieures vu que l’piano de Radu ou l’piano de Dinu me ramènent à un fil plus solitaire et dolent qui mènera par la vie des violents à l’errance de Richter dans tu sais quelle Sonate posthume de Schubert...
…J’sais bien : faudrait balayer tous ces noms ! Couper court à toute référence ! Déjouer toute connivence pour n’être plus que cette caisse de résonance qu’est l’piano lui-même, là-bas au fond des bois sous les Nuages gris d’on ne sait quel Franz ou à la fenêtre restée ouverte de cette maison par un soir d’été, quand l’invisible instrument suspend soudain ta marche sur le chemin et te fait imaginer la Belle aux doigts légers ou le vieil homme s’attardant sur ses partitions aimées – et là j’revois cent fenêtres dans la nuit du Temps et ce lien courant de mélodies en phrases parfois en suspens, ah qu’en est-il de cette vie qui t’attend adolescent, qu’en est-il de tes heures à venir ma fratrie, qu’en est-il de ce qui se dit là entre les sons, qu’avez-vous fait de tant de jours offerts quand tout incitait à la Fugue, et maintenant…
…Maintenant on se retrouverait, Lady L., dans l’extrême douceur de l’Adagio molto semplice e cantabile de la Sonate Number 32 en sol mineur Opus 111 de Ludwig Van, sur scène il y aurait cette espèce de Russe à stature de forestier du nom de Svjatoslav Richter et nous nous tairions, nous serions là hors du lieu et des heures, jamais nous n’avons parlé musique et jamais nous n’en parlerons - la musique n’a pas à être commentée selon nous, sans que nous en fassions une théorie, je te vois sourire mais ce n’est pas à moi, à un moment la phrase si sereine du début s’endiable et je te vois commencer d’onduler comme une liane, c’est l’Beethoven jazzy, puis on poursuit par les chemins écartés aux lointains incertains et là-bas nous attendent les vertiges du dernier Schubert sous la même énorme main légère…
…L’piano de Radu Lupu nous avait rattrapés ce soir-là, Lady L. et moi, cette nuit d’arrière-automne, après la soudaine descente du jour mais comme irradiée, déchirante de beauté grave ; j’ai repensé au dernier voyage de Pierre Lamallatie et de sa mère condamnée, à se repasser leurs souvenirs partagée de concertos de piano, et je me suis dit alors que jamais Lady L. et moi n’avions assisté ensemble à aucun concert mais que l’piano nous avait suivi partout à travers les années, et quand j’dis l’piano c’est aussi l’saxo ou les voix ou les bois et les cordes à se pendre genre violon du Gitan ou de Giddon Kremer, mais ce soir-là, Radu, c’était toi et personne d’autre qui nous parlait rien qu’à nous à la radio de notre maison au bord des ombes – Radu qui nous parlait en confidence du bout de ses doigts ressuscités par l’piano…
…L’piano, j’veux dire l’oud, Blacky, j’veux dire l’griot Douradeh sous le tamarinier de mémoire, le laboureur de mots du compère tchadien Nétonon qui nous invite à partager cette parole plus dense qu’une nuit enceinte de six-cent-soixante-six orages, autant dire ce vieux fol de Ludwig Van déménageant là-bas et se gorgeant « un peu au miel de flamboyant, beaucoup à l’eau de source et un rien au venin de vipereau », comme l’écrit Ndjékéry Néton Noël sous le ciel cisaillé des lendemains de guerre civile…
…L’piano n’est une culture que d’apparence ou de convenance, j’veux dire : tout l’piano. L’piano c’est toute joie toute mélancolie toute angoisse au bord des cieux ou des gouffres, tout aveu de faiblesse, toute force retenue ou contenue; ou l’piano ça tonitrue, l’piano ça tourne à l’orgue entre barbarie gitane et stalinisme sublimé chostakovitchien, l’piano ça goutte-à-goutte sublime genre Gould mais tu t’en doutes, Tonio, que j’serais plutôt genre Svjatoslav titubant le long des abîmes – et flûte d’ailleurs l’piano c’est ton écho, à toi comme à tous, c’est Bill Evans si tu l'kiffes, Kiddy, l'piano barjo de Liberace ou de Clayderman, l'piano pianola genre McDo du pianoforte et l’piano sur lequel j'improvise ces rhapsodies - c’est tout ça le piano, ça et et bien plus…