Rhapsodies panoptiques (11)
…J’le dis et j’le répète au Gitan qui a cette faiblesse de vouloir casser la figure du moindre fâcheux grave : que ce n’est pas la meilleure affaire à faire, alors qu’il y a le plus souple judo qui te fait jouer avec celui qui te percute et que tu fais tomber de sa propre chute et de tout son poids – voilà, raplapla sur l’dojo. Le côté Don Quichotte du Gitan, son côté Mandrin justicier ou Robin des bars, et ses façons directes de régler tout différent aux poings ou aux talons ferrés lui ont valu quelques avanies et pas mal d’interdictions de se pointer dans certains lieux publics, surtout du temps de Bouzouk son lévrier afghan aux crocs de métal ébréché, mais les années passant, mes conseils de briscard tolérant lui en imposant à la longue, les influences émollientes d’une société fadasse dont il se tient de plus en plus à l’écart, tout ça, sa nouvelle amie la Cheffe de projet – tout ça fait que je n’ai même plus besoin de lui recommander l’judo, à nos conciliabules du soir, au Gitan pas vraiment réformé mais tout comme…
…D’ailleurs t’imagines l’Gitan sur un dojo, Kiddy : tu vois le tableau du Gitan en kimono ! Je t’le dis à toi vu que tu as l’art, pour ta part, de te la jouer judoka sans t’en douter probablement. Sûrement les sept frangins que vous avez été ! Sûrement la nécessité de survivre sans se lacérer à journée faite. Ta diplomatie quand le Gitan et moi nous nous prenons de bec ! Tes bons offices quand la rage nous lance l’un contre l’autre alors que nous avons raison tous les deux à ce que tu dis, sauf que j’estime que j’ai plus raison que cet enfoiré de Gitan qui prétend que c’est lui - et ça finirait karaté ou couteau si tu n’étais pas là toi et les nœuds dénoués de tes gestes coulants…
…Ce que j’voulais dire, le Kid, c’est que le judo est naturel à certains et pas à d’autres, et que c’est justement ces autres que l’judo devrait concerner un max, j’entends dès le préau et jusqu’à l’âge de polémiquer grave ou de résister d’une façon ou de l’autre au micmac. Toi le judo tu l’as dans ta nature souriante et bénie des fées, tu ne seras pas artiste de l’exagération comme le Gitan ou l’affreux JLK, tu es toi sûrement plus buté que tes frangins mais tu vas tous nous charmer à la coule, t’as le talent naturel, ce n’est pas toi qui va te faire honnir de tes pairs sans les flagorner pour autant, t’es juste comme tu es, petit judoka qui s’ignore et poète genre Abel abélien brillant et vif, mordant, fantaisiste comme il faut - tes SMS de Budapest ont la même grâce ailée que tes SMS du Montenegro, on l’oublie mais c’est toute une civilisation tout ça, tout rocker que tu sois, non pas tant l’judo que les égards et l’attention d’amitié, la patience et le respect, enfin ce bon naturel gentil qui permet aux compères de ne point trop s’assassiner…
…Or l’judo moi j’avais de la peine autant que le Gitan, natures naturellement véhémentes et jalouses que nous sommes tous deux, exclusives et vindicatives, de la race sombre des Caïn cahotants, le poing au ciel des laboureurs de mots, teigneux et brenneux, pantelants sur l’dojo et même pas capables de la première révérence rituelle. Pourtant ce qui nous a aidés je crois, le Gitan et moi, c’est l’judo des mots et le dojo des enfants. Tu connais, Kiddy, les Poèmes du Quotidien de notre ami l’enfiévré Gitan, qu’il cisèle aux arrêts de son taxi et fourgue ensuite aux revues et journaux. Pareil pour le dojo des enfants, et là je n’ai pas besoin de te faire un dessin vu que le Gitan et ses petites filles, en ces années-là où elles rampaient sur l’dojo, c’est comme l’ombrageux JLK et les siennes : toute douceur et compagnie, fallait l’voir pour le croire, t’en as rien vu mais tu le sais, on t’a raconté, tu nous connais…
…L’dojo ce serait donc ça, Blacky, rapporté à ce qu’on dit aujourd’hui le multimonde. Toi qui ne t‘énerves jamais. Toi qui m’énerve de te déprécier. Toi qui a dû t’imposer tranquillement et lentement, malgré ton impatience. Toi le petit pédé sorti de l’Afrique des mecs et des meurtres, qui vient leur dire comme ça ce que tu es, comme ça, que c’est à prendre ou à laisser. Toi que j’ai tout de suite accueilli comme une espèce de fils. Parce que ton premier livre, que j’avais à présenter à tout un public attentionné, ce jour-là au Salon Sur Les Quais, m’avait paru vrai. Parce que j’imaginais tes difficultés au carré, dont tu ne faisais que sourire apparemment. Parce que tu t’inclinais devant les gens sans cesser de les regarder crânement, comme au bord du dojo les combattants s'inclinent et c’est ainsi, m’as-tu raconté l’autre soir, que les parents de ton conjoint le Grison t’ont adopté malgré ta peau noire et le signe d’infamie que les gens formatés continuent de t’accoler …
…Avec Jackie l’dojo est un lit d’hôpital dont les règles du jeu nous échappent. Avec le secret JYD, qui ne se prononce pas Gide mais à l’initiale détaillée, comme ça s’écrit, écrit lui aussi des romans, roman lui-même, et le dojo est pour lui ce carré de lutte ou de grands garçons barraqués se terrassent à la cuissarde, ni karaté ni judo mais à notre manière helvète d’affronter et de négocier, de combiner ruse et force. Il me plaît, ce soir, de penser au dojo comme à une prairie essentielle, clôturée ou non mais reconnue, où le jeu qui va se livrer renouera peut-être avec l’immémorial Tournoi de partout, mais en somme sublimé. Les mots m’arrivent sur cet écran comme des êtres me demandant peut-être de s’incarner, je ne sais pas, frac de pianiste ou kimono m’habilleraient aussi bien, à l’instant je pense à un ami dont je n’écrirai pas ici le nom qui voit le dojo de sa fin peut-être prochaine, nul ne le sait, c’est une plaine blanche aux dimensions peut-être d’une chambre d’hosto et Jackie se tient en réserve dans le couloir, ou j’ouvre la fenêtre sur la nuit de l’hiver venant et comme un souffle glacé m’arrive de l’espace noir – tel est l’échiquier noir et blanc du dojo dont les pièces ne se frappent pas de face mais s’enlacent et s’efforcent de se basculer sous leur propre poids, et voici qu’une nouvelle voix m’arrive de l’autre bout de la nuit qui dit elle aussi à sa façon le vrai de nos vies - bonsoir Quentin, salud amigo…
…Je ne t’affronterai pas, vieille peau, ou alors viens par là que je t’enlace et que de mémoire je te resserve quelques clefs de mon savoir d’ado judoka jamais inquiet de ta pensée - allez salope tâte de mon uki goshi et de mon kesa gatame, viens que je t’enroule dans mon fameux wakikomi gaza, mais hélas Ménélas mon savoir s’est évaporé alors que tu as lu tous les livres, toi qui prétend avoir le dernier mot – ton dernier cut de foutue catin. Tu vois, le Kid, quel agité je reste à la fin ! Et me reviennent alors les derniers mots des carnets de mon ami Théo peu avant que ne le terrasse la chienne d’enfer du cancer : « La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps est venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement »...
…L’dojo serait alors ce moment en suspens de l’espace-temps, où je ne sais quelle musique pensante prendrait le relais des vocables. Je lis ce soir ces mots de cet autre kid de vingt ans et des poussières : « Je m’aperçois partout. Chez tous les hommes que je rencontre », et ces mots diffusent comme une aura. Il y a bien plus dans les mots que le sens arrêté. Tout bouge, Kiddy, tout est lié dans la prière polaroïd. Le jeune Quentin écrit « au fond c’est l’habitude du malheur qui nous le rend incontournable», et rien que ces mots nous feront tout faire pour contourner l’habitude. C’est une guerre. C’est un combat contre l’inertie. L’dojo nous attend…