Rhapsodies panoptiques (12)
...P’tain y a la neige qui s’est pointée c’te nuit sur les monts d’en face, Quentin, c’est le désert retrouvé ce matin, vert et noir à nos premiers plans et le lac là-bas gris sabre, et l'ubac brun roux des monts de Savoie et la neige dessus - et du coup me revient ce que tu m’disais dans ton dernier mail d’hier soir comme quoi c’est dans l’désert de Joshua Tree que t’aura relu Voyage cet été-là - et moi cet été j’ai relu Voyage et je balaie à l’instant les territoires du regard avec le tien ajouté depuis que j’ai lu ton premier livre qui m’a ramené fissa au désert humain des Amériques et à l’autre là-bas à travers sables et glaciers évaporés jusqu’au pied des Titans Capitans, désert vertical que j’ai remonté longtemps dans le temps et les lieux…
…L'désert c’était notre rêve de pureté non lyophilisée ou frelatée par les gourous derviches, et c’était donc vertical l’désert, il était rouge dans le granit de nos vingt ans savoyards, il était noir argenté dans les Dolomites, il était blanc et tout en horizons sur la Haute-Route de nos jeunesses shootées à la neige bleutée des cols et des arêtes ou plus tard sur les plaques du Requin ou du Caïman l’année ou Gary Hemming s’est flingué au bord d’un lac, et c’est sous le triangle incliné du Badile que j’ai lu Dans les années profondes cette autre année que t’étais pas né, en Ailefroide que j’ai lu Zorba, à Nefta surplombant le Sahara que j’ai relu Moravagine de Cendrars – et voilà que tu lis Céline dans ton désert à toi de fils teigneux ciselant sa phrase au plus minutieux du rythme…
...Le désert est une société. Et tu penses bien, Quentin, que j’pense à l’immense Monod qui me disait une fois là-bas, à Saint-Malo, que peut-être nous étions en train de préparer un désert sans autre société que celle des sages insectes sans frontières tant nous nous sommes dénaturés avec nos déserts d’aisance et de complaisance, nos déserts Grande Surface et nos déserts Espaces Conviviaux - toi t’as bien senti ça aussi, youngster: que le désert a deux faces. T’as senti le désert odieux des névrosés pleins aux as de Vegas et environs. T’as senti le désert de la vie de Clara la cinglée qui s’est retranchée de toutes les sources et se fie aux thérapeutes et aux derviches asservis au dieu Dollar, et la pelotant, et la ponctionnant, on voit ça partout, maintenant : l'désert désespérant des femmes frustrées et des mecs consentants ; et puis l’autre, le désert vivant qui s’étend juste derrière la maison de ceux-là qui dépriment, mais à ne pas voir ! À ne pas voir la forêt là derrière ! À ne pas voir le silence de la prairie là-dedans – le silence assassin de soirs où les insectes sans frontières se la jouent serial killers ! Surtout pas voir la mort, Clara, surtout pas voir que ton ex n’est pas le monstre couillu que tu dis mais un homme perdu, surtout pas qu’on te dise que ton Amérique friquée et pommadée est foutue comme l’est l’Europe frelatée et la Russie putanisée par les anciens apparatchiks et compagnie, et j’te parle du désert d’Arabie habitée par des zombies, enfin tout l’désert encombré de tout ce qui n’est pas le désert habitable d’un bon livre ou d’une être ouvert à tous les sables…
… Moi l’désert de sable je t’avoue, Quentin, que je ne connais pas et n’y aspire pas autrement comme on dit. Moi toutes ces dunes j’veux bien qu’elles vivent, comme le répètent le père Monod huguenot, j’veux bien que ça pullule tout ce sable, mais tu me vois me la jouer safari ? Et toi tu te vois refaire la route du Harrar en groupe genre tous Rimbaud pour 500 euros ? J’aime bien, youngster, quand tu écris que Los Angeles existe par ses rues secondaires. Là je m’y retrouve au désert vrai de la possible géographie humaine. Un soir tu reviens dans sa Jaguar avec ta cousine Clara que votre virée à L.A. a presque rendue plus humaine, mais ça ne va pas durer cette sortie du désert névrosé et nécrosé, et tu l’écris ce constat pas gentil : « Le lendemain nous avons reparlé de rien. Tout était rentré dans l’ordre – c’est-à-dire que les choses étaient pires – encombrées de non-dits, ponctuées de silences. L’oxygène commençait à me manquer ». Et ça c’est communiqué, c’est senti, j’ai vécu ça en Autriche policée et au Japon policier, la névrose meublée design et sous contrôle de Cellules Psy répand partout son sourire désertique, v’la le désert cauchemar climatisé plus désaxé tu meurs…
… On a bien aimé Le Clézio pour ça, le tout fin prosateur, le bien beau gendre rêvé, son côté nouveau roman à l’échappée, reparti avant d’être arrivé que j’aime bien cette façon de n’y être jamais pour les critiques avérés ou pas, sitôt disparu du Quartier qu’entrevu, salut j’tai vu, et repiquant en Afrique, au Mexique après t'avoir montré la guerre du Grand Magase, à savoir le micmac avant l’heure, et là je vous retrouve tous tant que vous êtes, Tonio et le Gitan, le Kid et Lady L. et tous nos amis de Facebook et du multimonde : tout ça qu’on pourrait dire, Quentin, noué par la gerbe gerbant de tout ça…
… Là j’suis en train d’écouter, Quentin, en pianotant cette rhapsodie, ce Quintet dément de Chostakovitch qui sillonne à lui seul tous les déserts des sons et des sentiments, où l’piano de Martha Argerich est comme une fée et comme un fou, j’sais pas, je ne sais pas parler de musique et je m’en fous. Mais là, ce que je veux dire, c’est que les territoires se multiplient et que c’est par là que peut-être on s’en sortira, je ne sais pas. Martha je l’ai bien regardée à Tokyo, puis à Los Angeles, à Santa Barbara et à San Francisco, je ne te la fais pas à l’influence pipole mais je te dis ce que j’ai vu comme tu me racontes Clara et Laura et je te dis que ça : que la folie est belle, parfois. Pas celle de Clara ta paumée. Pas celle de Laura la trop froide. Mais c’est par elles, genre Martha l’illuminée dont le génie est à bout de doigts, que quelque chose peut être retourné – et c’est ce truc qu’on appelle l’art, tu sais, qu’échappe aux collèges d’esthétique et aux académies politiques du Bon Bord, c'est ce truc-là qui nous ouvre le vrai désert que tu sais…
…Aussi j’fais table rase, table nette, j’me prends pour Dieu qui récure ses écuries augiaques et voici qu’il neige, j’vais faire les vitres, tiens, toutes au détergent autorisé methylchloroisothiazolinone, ça sent l’alcool d'hôpital, à l’étage d’en dessous Lady L. se délecte de l’énième projections d’un Columbo de derrière les paddocks - j’sais bien aussi que Jackie adore Columbo, c’est un ange de Wim Wenders que ce cabot à cigare et McFarlane mal fagoté, mais bon, mais va : les Chinois rappliquent et le désert se fait séduisant tout sourire, vraiment t’as l’impression que tout le monde s’en fout – c’est exactement ce que décrivaient les mecs lucides entre deux guerres humanicides, genre Witkiewicz avant l’suicide, c’est tout bien-être et compagnie et toi t’arrives là, malappris, malséant, plongé vorace dans Voyage au bout de la nuit en plein jour à Joshua Tree, pour ainsi dire perdu pour la société l'Quentin...
... J’le vois d'ici le jeune endiablé lascar dans son désert stellaire à fleur de mots, se laissant imprégner, s’oubliant dans le tagadam, se perdant loin du macadam mielleux de smog de la Cité des Anges, dans le sillage du maudit Ferdine, tout seul isolé dans la cabane de ce discours à jamais inouï où déferleront la guerre et les colonies toxiques, les chiottes de Chicago et la maladie à jamais mortelle de vivre et seul - c’est ça le désert, l’désert ça te prend à la gorge, l’désert c’est plein de femmes seules et de vieillards édentés pleins aux as que leurs proches claquemurent en attendant de les voir clamser, le plus tôt sera le mieux et quel chien c’était n’est-ce pas qu’on n’a pas de regret de le voir se noyer, ce queutard, cet obsédé n’est-ce pas – tout ça que ton jeune routard, Quentin, a noté sans rien arranger, et ça ne s’arrangera pas le désert en se peuplant, revenir de Voyage indemne ne se peut pas quand on a l’âge poreux et la sensibilité vertigineuse, j’te dis moi que le désert de Céline est un entonnoir et que tu n’y échapperas pas en faisant semblant ou comme si comme à peu près tous, le désert n’est pas un gadget pour chamanes genre Vegas ou Coelho, v’là les oiseaux de Ferdine en rupture de volière et toi tu t’es mis à écrire comme un dératé qui se gobe - de quoi repeupler le désert de Gobi …