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5 décembre 2004 | Bernadette Engel-Roux, Aubes

Publié le 05 décembre 2011 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

5 décembre 2004

   5  heures :
  Hier soir, en ouvrant la porte une dernière fois sur le jardin, j’ai reçu la brume, non comme on reçoit une gifle de vent au visage, mais comme, ouvrant sa porte sans qu’il y eût d’autre appel qu’un appel en soi peut-être, on reçoit l’étranger qu’on n’attendait pas, debout déjà dans sa clarté nocturne. La survenue inattendue de la brume, hôte que les bras ne peuvent étreindre, immense et léger corps de brume, qui tournoie, s’élève, m’enveloppe, soudain là comme le serait un corps d’une ombre revenue de chez les morts qui supplierait qu’on l’accueille, par la danse de son immense corps de vapeurs signifierait quelque chose : une invitation à la suivre ? ou une prière ? afin d’entrer, de ne plus errer à déchirer son corps fragile dans les halliers, insistante néanmoins dans le mouvement incessant de ses bras invisibles, dirait quelque chose que, dans le bonheur inespéré de ce bain de fraîcheur pris comme une toilette, l’on négligerait, sans percevoir l’appel ni la prière, inattentifs ou simplement infirmes, privés de ce qui permettrait, si quelque chose se disait là, de comprendre, d’être à la hauteur de ce qui là se passe, incertains même que quelque chose se passe, ait lieu. Et inconscients de cette infirmité, heureux naïvement de la présence, de cette eau lustrale, de ce baptême sur le seuil de la maison endormie.
  Tout le jardin saisi lui aussi, envahi, soulevé du terreau des coteaux et maintenant en flottaison, le jardin comme porté dans les bras immenses de mon visiteur sans visage ni corps ni bras…, le jardin n’a plus borne ni clôture, la route qui le limite au nord n’est plus visible, ni les buissons défeuillés à l’amorce de l’hiver, ni les outils oubliés, on y marcherait sans rien heurter, délestés comme par grâce, dégrévés de peine, comme on s’avancerait sur ce qui resterait du bal du Domaine, quand tout a disparu des lustres, du château, du parc, quand ne reste plus, flottant, que le souvenir du bal sous forme de brume, forme où j’entends encore le mot de beauté, mais qu’aucune main n’informe, forme de rien, abandonnée à l’errance sur les coteaux boisés de la nuit, dans l’attente infiniment suspendue du désir qui enfin la formerait, lui donnerait corps connaissable, et désirable.
  Et moi debout sur le seuil dans la nuit, saisie dans le vaste tournoiement des particules de l’immatérielle matière de brume, mêlée de terre d’eau et de ciel, terraqué semblable à ce qui sert d’espace sans nom aux figures défaites de Pierre Dubrunquez, infimes grains d’eau en suspension accrochant la lumière d’une nuit sans lune pourtant ni reflet d’aucun éclairage municipal, terraqué mobile, suspension mouvante de ciel et d’eau, danse d’une cohorte d’ombres tout à fait dissoutes, pulvérulence de graines d’eau et de nuit, ― soudain la nuit comme un doigt froid me ruisselant sur l’échine, je ferme la porte et rentre.

  6 heures :
  Réveillée à peine, et dans le souvenir immédiatement présent de la visite qui me fut faite hier soir, je me hâte de me lever pour aller voir, revoir l’aube depuis le balcon sur le vide, la danse des Ombres de brume.
  Mais rien : le jardin, même à cette heure très matinale, est déjà trop précis dans ses contours et rien ne demeure de ce qui me fut donné quelques heures auparavant, rien sinon moi debout, et à mes mots vains qui tenteront d’étreindre moins que brumes, abandonnée.


Bernadette Engel-Roux, Aubes, Le bois d’Orion, 2011, pp. 13-14-15.*


* Note d’AP : Sylvie Fabre G. a rédigé une très belle note de lecture sur le récit Aubes, note qui paraîtra dans un prochain numéro de la revue Europe.


  COMMENTAIRE DE JACQUES DARRAS SUR AUBES (note du 4 décembre 2011)

  « Absolue stabilité dans l’espace pour Bernadette Engel-Roux, à la différence du recueil précédent [Hauts sont les monts]. Face à « ses » Pyrénées, l’auteur s’assied à sa table, très tôt chaque matin depuis plus de six ans. Ce sont les meilleures aubes qu’elle a rassemblées dans ce texte d’une centaine de pages, composé entre 2004 et 2010. Comment le qualifier ? De texte en prose, pour commencer, mais d’une prose qu’on dira sans réticence poétique pour ce que la phrase y est constamment tenue dans son rythme et ses images. Poétique, le rythme, par l’emploi de reprises, de retours qui sont autant d’avancées dans la précision, comme les touches d’un peintre. Bernadette Engel-Roux a du plaisir à voir et à dire. La surenchère du dire enrichit l’inépuisable du voir.
  D’ici à là, là-bas, mon regard va et vient, perdu dans l’immense bain lustral. Au très loin, la pluie buée à peine des montagnes endormies et si légères en leur sommeil que c’est douceur le soulèvement dans l’aube de leur grand corps de terre. Puis haleine humide sur les collines vigiles de la ville endormie. Herse liquide sur les hêtres proches. Violence sur la prairie, le jardin. Et larmes, ce ruissellement sur les vitres où je m’appuie.
  Ce qui fait le prix et le précieux de ce petit livre, ce sont en effet les multiples branches des phrases où se prennent les images oiseaux, chaque matin renouvelées dans l’ordre de la saison. Soit un grand poème de nuit, frontalier indécis de la lumière. Où les montagnes intimes de l’enfance redessinent leurs sommets à l’instant d’ascension de l’écriture. »
[Source]

Aubes




BERNADETTE ENGEL-ROUX

B.engel-roux

Source

« Le poème, ou pour le moins une certain forme de parole, est la seule réponse que nous puissions donner, le seul acte qui soit en notre pouvoir, la seule résistance que nous puissions opposer à la nuit finale, celle qui est sans lumière. Le don de la présence et le don de la beauté que nous fait encore le monde, ce don vaut la peine d’ailer et de vivre . Dès lors, il faut tenter de le dire et, si nous le pouvons, de la façon la plus juste. » (Bernadette Engel-Roux, id., page 96)

■ Voir | écouter aussi ▼

→ (sur le site de France Culture) Alain Veinstein reçoit Bernadette Engel-Roux pour son récit Aubes (émission Du jour au lendemain du 28 octobre 2011)
→ (sur le site de la Mél) une fiche bibliographique sur Bernadette Engel-Roux



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