Un véhicule blindé, c’est bourré de subtilités en tous...

Publié le 06 décembre 2011 par Fabrice @poirpom

Un véhicule blindé, c’est bourré de subtilités en tous genres. Totalement invisibles à l’oeil nu. Certaines, cependant, finissent par chatouiller la rétine.

Les pneus pleins d’abord. Du caoutchouc souvent, ou toute autre matière modelable mais relativement rigide, vient remplacer l’air que contiennent ces donuts en temps normal. Pas d’air, pas de crevaison. Pas de crevaison, et la ballade peut continuer en cas d’attaque à main armée.

C’est rassurant. Mais, dans les rues ravagées de Bogota, c’est tape-cul. Pas d’air, beaucoup moins d’amorti des imperfections de la route. Malgré les suspensions.

Un Paris-Dakar en 205 GTI rabaissée rose bonbon doit sans doute être aussi tape-cul. Et la couleur n’y est pour rien.

Deuxième bricole: conducteur et passager avant. Deux murailles à la peau mate avec des bras, des jambes et une tête. Miguel et Harrison.

Miguel: conducteur. Timberland, Bombers kaki, tondu. Harrison: passager. Adidas, Bombers noir, cheveux coupés courts et gominés.

Dix ans de métier pour les deux.

Putas y cocaina?

Les deux compères ventousés au cuir des sièges n’ont pas bien saisi. Déformation professionnelle oblige. Leur taff, en temps normal, consiste à patienter devant les bordels de luxe. Ils y déposent leur clientèle, tout aussi luxueuse que les bordels, patientent et récupèrent le colis quelques heures plus tard, ravagé, nettoyé et repu. Ils le chargent dans le véhicule, le ramènent à l’hôtel où un pingouin prend le relais. Ce dernier va charger le colis dans un chariot à bagages et le déposer dans une suite, de luxe elle aussi, quelques étages plus haut.

Dix ans passés à trimballer ce genre de truc, ça déformerait une bonne sœur.

Mollo les lascars. Papier, stylos, marqueurs, clipboards et chemises en plastique. Mais aussi marteaux, tournevis, perceuse sans fil et groupe électrogène. Çà, c’est plus le genre de came de la maison.

No putas?

Ô joie du professionnalisme invisible des bons potes, accessoirement collègues de travail, K-pu a lâché sa liste de courses. De son côté, elle va récupérer l’équipe qu’elle a recruté pour le projet de samedi. Les former, et les préparer au bordel qui s’annonce. C’est le but du voyage à Bogota: la décharger pour qu’elle avance. Quand les problèmes s’accumulent sur les épaules d’une personne, elle a tendance à marcher moins vite.

Sur son papelard donc, les adresses des Office Dépôt et Leroy Merlin locaux. Putas nul part. Mais de la bricole à gogo.

Chez Office Dépôt, localement prononcé Office Dipott, Miguel reste agrippé à son volant, en double file; Harrison plante ses Adidas sur le pas de la porte et ne bougera d’un millimètre que si on lui demande. Par contre, il porte les sacs de courses et déplie le parapluie pour limiter l’impact de la douche climatique en sortant du magasin.

Et la ballade exotique continue. Home Center, terme colombien utilisé pour désigner Leroy Merlin. Dans le parking, sourires et yeux de cocker des deux lascars.

Ils ont envie de faire des courses.

Les deux murailles se chamaillent pour conduire le caddie. Dans les rayons, ils saisissent vite. Pour toper du scotch, du tiro, des tournevis, quelques marteaux, une perceuse, des pinceaux, quelques rouleaux, une tenaille, deux trois pinces, des boulons, des écrous et quelques autres bricoles, va falloir la jouer collectif. En quelques minutes, ils surveillent beaucoup moins et scrutent beaucoup plus. Si besoin, ils attrapent gentiment un conseiller de vente par le col et lui demandent cordialement où se trouvent les clés de 12.

Les putas sont loin maintenant. Par contre, pas moyen de foutre la main sur du fil de fer. Miguel et Harrison le prennent mal. Ils rumineront l’affaire jusqu’au lendemain.

C’est dans les rayons du supermarché de bricolage qu’un troisième détail du 4x4 blindé saute aux yeux de la terre entière. Toto l’americano. La raison d’être du blindage, des pneus pleins et des murailles. C’est pour lui ce merdier. Cheveux clairs, yeux clairs, peau blanche, carrure de bûcheron. Dans un bled de Hobbits à la peau mate comme Bogota, le mec passe pour Gandalf. Tous les vendeurs en polo aux couleurs de l’enseigne se ventousent à lui pour vendre des perceuses et des pieds de biche par paquets de douze. Toto le remarque à peine. Dans un magasin comme celui-ci, ce mec est un gamin de quatre ans dans un Toys’R’Us. Il veut tout acheter, rien acheter, courir, tout voir et ne rien prendre. Avec lui, une liste ne sert à rien. Il prend des trucs, il blinde le caddie. Pour essayer de le canaliser, il faut marcher plus vite, prendre avant lui, argumenter, le laisser soupirer et continuer. En vain. Il marche alors plus vite, s’enfonce dans les rayons, arrache des bricoles à la volée et fonce en caisse.

Et là, il se casse gentiment les dents. Parce que Toto, le rythme latino, ça lui bouffe le pancréas. Quarante-cinq minutes d’attente pour cause de caisse défectueuse, de caissière à moufles et d’American Express récalcitrante. Sauf intervention d’urgence, l’accident cardio-vasculaire est proche. Pour le tenir, il faut savoir faire des blagues dans sa langue maternelle. Il serre les dents mais survit.

Le lendemain, après une matinée cramée pour louer un groupe électrogène, passée à batailler avec deux American Express et trois VISA dont les demandes de garantie se font violer par la plateforme d’appels locale chargée de vérifier les données bancaires, un dernier détail se fait sentir. Pour transporter ledit groupe électrogène, l’élégant 4x4 est à disposition. Mais pas du tout prévu pour. Certes, le large coffre l’accueille aisément en rabattant les sièges du fond. Mais, dans un véhicule blindé, les vitres sont pare-balles. Du verre traité et renforcé d’un centimètre et demi d’épaisseur. Ce matériau résiste à deux chargeurs d’AK-47 vidés à bout portant.

Bien pratique en cas d’attaque à main armée. Mais, pour des raisons d’efficacité, ces vitres sont bien évidemment condamnées. Car, si les vitres venaient à être baissées, les balles contenues dans les deux chargeurs d’AK-47 finiraient dans les gencives des passagers. Dans un véhicule blindé donc, l’habitacle est hermétiquement isolé de l’extérieur - cette zone étrange où se trouve de l’air. Et quand cet habitacle contient un groupe électrogène et deux bidons de cinq litres d’essence, la promenade a la douceur d’une baignade dans un puits de pétrole.

Et Toto l’americano le vit mal. Mais garde le sourire. Mais le vit mal. Alors une sage décision est prise. Faire un détour par l’hôtel pour déposer Toto avant qu’il ne se suicide à coups de poing dans les dents. Sur le parvis du HILTON, il lâche quelques biftons pour les dernières bricoles. Le reste de la ballade se fera avec les deux murailles.

Ferretería!

Depuis la veille, les deux murailles l’ont mauvaise. Ce putain de fil de fer qui manque à l’appel… Alors, en voyant une quincaillerie de la taille d’une salle de bains du HILTON, ils calent le 4x4 et tentent leur chance. Prise d’infos, négo de tarif, satisfaction du travail accompli. En deux minutes, leurs visages s’illuminent.

Ils ont dégoté ce putain de fil de fer…

Par vote démocratique, l’hypoglycémie remporte les suffrages. Face à la quincaillerie, un boui-boui de dix mètres carré. Avec les deux murailles, calées sur des bancs d’école, petite ripaille locale. Une Créma de verduras, potage maison agrémenté de fines chips en lamelles. Puis le plat principal: du riz, des haricots, du poulet au curry, de la salade. Arrosé d’un jus d’ananas épicé. Une cuisine maison facturée une bouchée de pain.

Ballades et détours avant de rentrer au bercail où K-pu déboule deux heures plus tard. Direction le Mariott, à l’angle, où tout le monde s’est calé dans le hall. Gree-dee, l’un des big boss ricains. Celui en liquette bleue claire à col dur, qui avait craché la Valda sur l’Amérique Latine deux mois plus tôt. Dave, aux finances. Toto, qui s’est remis de ses émotions pétrolifères. Mee-Mee, sympathique goudou New-yorkaise, 100% american bitch. Mexi-queutard, scotché à l’écran de son ordi portable, qui veut s’acheter des maillots de foot - son gros kiff. Parfois, il détourne son regard vers l’écran de son iPhone. SMS oblige. Il répond et retourne à son kiff. Il y a, enfin, toute l’équipe de Bogota, dont les deux meilleures copines de K-pu. Géla, gluante comme de la gelée de groseille; et Madeleine, cul pincé scellé à la cire. Ces deux connasses cartonnent K-pu depuis son arrivée, parlent beaucoup, écoutent peu mais persiflent du ma chérie à la fin de chaque phrase.

Tout ce petit monde se cale autour d’une longue et haute table qui a une gueule de tableau de bord de Range Rover. Sur chaque chaise qui entoure cette table, une mention en quatre langues.

Attention: vertiges possibles.

Tellement elles sont hautes.

Une heure et demie de considérations diverses et variées sur des choses plus ou moins intéressantes. Berto déboule pendant ce temps-là. Calé au bout de la table, il chuchote pour savoir qui est qui. Tranquille bavardage jusqu’à la fin de la réunion. Une autre s’annonce. Pour Berto cette fois-ci. Avec tous les ricains et Mexi-queutard. Parler business, pépettes et cauchemar administratif caraqueño. Une réunion en mode canapés. Ce qui donne une idée de la durée supposée.

Les deux connasses et leurs copines descendent de leurs chaises et veulent régaler le dîner.

Diplomatiquement, ce serait vraiment bien. Mais fondamentalement, ça me gonfle. Faut monter un pipeau. Vite.

K-pu turbine pleine balle et leur chante une ânerie.

Bye bye le Mariott.

Direction une sympathique enseigne qui propose Burritos et quesadillas dans une ambiance tranquille et tamisée.

Du gras, de la bière et des bavardages avec un visage amical dans une ville inconnue.

Chaque jour, il y a des petits riens sur Terre. Bienheureux ceux qui les savourent.