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En silence

Publié le 07 décembre 2011 par Jlk

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Rhapsodies panoptiques (13)

Pour Jean-Pierre Oberli et Jean-Yves Dubath

…Je me suis retrouvé à écouter ce type qui lisait des fragments de ses livres, dans un cercle de gens de tous âges que je n’avais jamais abordés, je m’étais arrêté là parce que j’avais vu un groupe de fumeurs sur le parvis du café, j’ai fait signe que je voulais du feu, un jeune gars en blouson de cuir m’en a donné, puis je les ai vus entrer tous ensemble dans le café et j’ai suivi le mouvement vu que dehors il faisait froid, la première neige venait de faire son apparition sur les hauts après l’été indien prolongé, et nous sommes donc entrés, il y avait un escalier montant, à l’étage ça faisait club à fauteuils, il y avait une quinzaine de livres sur la table centrale et un fauteuil occupé par le type qui allait visiblement commencer de lire quelque chose, et je me suis assis un peu à l’écart, je ne dérangeais visiblement pas, nul ne me connaissait ou ne me devinait visiblement, on se sentait entre personnes bien disposées, le type a été présenté comme un écrivain, donc une espèce de collègue éventuel, il avait l’air à la fois vieux et jeune, timide et détaché, présent et absent, ça me mettait en confiance ce mélange, un jeune gars dont j'ai appris plus tard qu’il était cuisinier l’a présenté, lui a fait son modeste mais on ne me la fait pas, puis il a chaussé des lunettes bon marché, à peu près les même que je porte pour lire ou écrire un rapport, et peu après  qu’il a commencé de lire ce qu’il lisait m’a ramené des années en arrière dans un champ de neige que je traversais en silence…

…Le type a d’abord lu des espèces de listes et c’est dès ce moment-là que je me suis senti dériver dans mon silence enneigé. C’était une sorte de litanie étrange. Comme un inventaire. Il invoquait successivement « celui qui, celle qui, ceux qui », sans discontinuer, dans une succession régulière qui aurait pu lasser. Sauf que des images apparaissaient. Des débuts de scènes. Des situations. Des bouts de tableaux. Et du coup j’ai commencé de regarder les gens, qui se regardaient entre eux. Le jeune gars en blouson de cuir était juste en face de moi. Au premier regard il avait plutôt l’air d’un amateur de rock que de lecture. Sous son blouson il avait un t-shirt de Motörhead. Son regard était marqué par un léger strabisme qui lui donnait comme deux visages. Je crois que c’est le premier détail qui m’a fait penser que ce garçon détonait sous son air de boy friend de série américaine et qu’il devinait de ces choses que je suis censé cacher depuis tant de temps – et c’est alors que le type qui lisait a attiré mon attention par sa propre attention aux mots et aux images…

…Il a invoqué celui qui a des poèmes dans sa poche, et j’ai pensé aussitôt que plusieurs des auditeurs de ce soir-là pouvaient se sentir concernés, je n’avais aucune preuve mais je ne ferais pas mon job sans certaines dispositions en ce sens, et déjà je voyais que certaines attentions avaient été saisies, puis le type a invoqué   celle qui cherche à retrouver le climat de la salle de lecture de la 42e Rue quand il neigeait sur Times Square, et là j’ai vu l’attention du fan de Motörhead éclairer une moitié de son visage – je dirai la moitié la plus sombre, et le type a évoqué ceux qui se sont juste mis à l’abri du froid en passant ce soir par là par hasard, comme s’il m’avait percé à  jour, puis il a invoqué ceux qui aiment les mots doux et parfois les mots durs ça dépend des fois, et là j’ai vu plusieurs regards s’éclairer, surtout celui d’une jeune femme au doux visage et aux yeux vifs dont quelque chose dans l’expression signifiait qu’elle pouvait avoir une parenté proche avec le type qui lisait, et ce rapprochement apparemment anodin des mots doux et des mots durs m’a fait poursuivre mon chemin dans le silence de la neige…

…C’est extraordinaire, me suis-je dit alors, de n’être qu’un esprit et de témoigner pour l’éternité de tout ce qui a trait à l’intimité de chaque mortel, mais parfois moi je me sens fatigué de n’être qu’un esprit, j’aimerais que ce survol éternel se termine enfin, j’aimerais sentir en moi un poids, sentir que cette densité abolit l’illimité, me rattache au monde de ce cercle de fumeuses et de liseurs et de liseuses et de fumeurs, j’aimerais à chaque pas, à chaque coup de vent, pouvoir dire MAINTENANT, et MAINTENANT, et MAINTENANT, au lieu de dire DEPUIS TOUJOURS ou À JAMAIS, s’asseoir à une table où des personnes jouent aux cartes, pour être salué d’un simple geste amical, ou regarder les gens et en être regardé simplement comme ici, mais la mélancolie m’a repris en songeant que lorsqu’il nous arrive de prendre part nous ne faisons que simuler et que dans ce combat en pleine nuit on a fait semblant, on a simulé une luxation de la hanche, comme on feint d’attraper le poisson avec eux, comme on feint de s’asseoir dans le cercle où ils se sont assis pour écouter l’un d’eux, puis de boire ou de manger en leur compagnie, quand on fait rôtir des agneaux, quand on sert du vin sous les tentes du désert…

…Or le type parlait maintenant du désert, il arrivait visiblement au bout de ses lectures au fil desquelles de nombreux mots, le mot DEHORS, le mot CLAIRIÈRE, le mot CELA, avaient atteint mon silence, puis il s’est mis à lire des flots de mots, cela ruisselait pour ainsi dire, il appelait ça des rhapsodies, j’aurais aimé le freiner quand même, j’aurais aimé m’exclamer : trop de mots, mais alors il a cité les mots et les images d’un texte d’une autre main et il a désigné le fan de Motorhead, et j’ai vu le visage clair de celui-ci s’assombrir tandis que le type évoquait une église-container dans le désert que je connais évidemment, et les mots du fan de Motorhead, dans son premier livre publié à ce que j’ai entendu ensuite quand j’ai feint de boire avec les uns et les autres - ces mots étaient de ceux qui retiennent mon attention et me font donner à celui qui demande tandis que j’arrache jusqu’à ce qu’il a à celui qui ne demande pas, ces mots étaient tissés du silence que je parcours…

…L’église-container évoqué par le fan de Motörhead est évidemment celle de Trona, que je connais pour y avoir écouté maintes fois le silence. Ce que je donne de meilleur de mon silence se donne là. Aucun vitrail, aucune fenêtre, a noté le fan de Motörhead, comme le répète le type qui lit et le cite encore : Qu’une très grande porte rouillée qui hurle sur ses gonds. Et je puise dans la mémoire de mon propre silence depuis toujours et à jamais : Aucun parvis. De la poussière. Le milieu du désert. Et des grillages autour. Je sais tout cela par cœur mais tout de même cela me touche que le garçon aux deux visages ait noté cela, et la mélancolie me reprend lorsque je l’entends cité encore par le type qui lit en indiquant l’exclamation : Avec des barbelés ! et le fan de Motörhead se fend alors d’un jugement perso qui me fait le regarder encore plus attentivement : Si j’étais Christ sur le retour, j’irais sûrement jamais le faire ici !, enfin le type qui lit laisse entendre que ces mots l’on atteint lui aussi dans son propre silence…

…Personne n’a remarqué, cela va sans dire, que je m’étais tiré dans la nuit après avoir fait semblant d’écouter les uns et les autres et de fumer, de boire, de faire comme si, et là je me retrouve dans la neige noire, je voudrais dire : le cœur plus léger, si j’avais un cœur, je voudrais dire : l’âme plus claire si je pouvais me dédoubler, mais chacun son job n’est-ce pas et là, je le sens, on m’appelle à Trona, même si je ne fais que simuler je sais que ceux qui le demandent se figurent que je prends part, même sachant que j’ai feint de ne pas voir que le garçon aux deux visages n’en a qu’un je pressens qu’il m’a deviné, et je sais que le lecteur de ce soir lui aussi feint d’attraper le poisson avec nous, je sais ce qu’il leur manque à un peu tous,  je feins d’y être quand ils boivent des coups mais j’y serai bel et bien quand ils feront silence puisque c’est mon job de les attendre là…

Image: Cuno Amiet.


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