Il y a quinze ans, un architecte chilien s’achète un crayon à papier.
Il y a quinze ans, au Chili, un crayon à papier, c’est l’équivalent d’un iPhone 4S en Europe ou d’un BlackBerry en Amérique Latine aujourd’hui.
LE truc que tout le monde a ou veut avoir entre les mains.
L’ami chilien est aussi con que n’importe qui. Il reste pantois d’admiration devant la simplicité du design, l’efficacité technique de l’objet et la noblesse des matériaux. Un notamment: le bois.
Ce chilien se retrouve confronté à un dilemme: acheter une housse en caoutchouc, moche et désagréable au toucher, pour protéger son crayon des aléas de l’existence; ou l’utiliser tel quel, au risque, misère des misères, de l’abîmer.
Pas de housse. Vraiment trop moche.
Audacieux, le chilien. Pire, il décide d’utiliser le crayon. Il va l’user.
Les latinos sont… différents. Plus petits. Moins… Ils sont différents.
Il gribouille. Entre ses doigts, le bois du crayon le fascine.
Simple, résistant et beau.
Alors il se met à dessiner. Un truc aussi simple qu’un dessin d’enfant. Mais avec le savoir faire d’un adulte qui a bûché des années durant.
Presque quinze ans plus tard, il s’agit de concrétiser une énième fois ce crobard pondu une chaude après-midi sur sa terrasse de Santiago. En collaboration avec l’ONG qui s’est récupéré les croquis du chilien et en a fait son taff. À plein temps. Dans toute l’Amérique Latine.
Des rondins pour les fondations. Des planches pour les cloisons et la porte. De la tôle, légère, pour le toit. Les vitres sont en Plexiglas. Un matériau résistant, pourtant bien plus facile à travailler que le verre. Le plexi se découpe au cutter - avec un peu de ténacité.
Une maison. Con comme la lune. Bien pensée - puisque simple. Qui peut tenir dix ans. Le but de la bicoque est d’offrir un logement sain et facile à construire - mais pas définitif - dans des environnements crades et pourris comme ici.
Ici, c’est le barrio El divino niño. Une heure de route jusqu’aux limites de Bogota pour l’atteindre. Un charmant bidonville à flan de montagne. Modèle ultra équipé. Des routes, sommairement goudronnées, permettent d’y circuler. Mais, avec la pisse qui coule à longueur de journée, ladite montagne dégueule terre et caillasses qui viennent s’accumuler sur la route. À la sortie du dernier virage, avant d’arriver sur site, un peu avant 7h30, une traînée de vomis de montagne fait hésiter le chauffeur de la petite camionnette louée pour transporter l’équipe. Il avancera délicatement, en faisant beugler le moteur, pour passer au-delà.
Ce qui était simplement humide lors de la visite de site deux jours plus tôt, est une piscine aujourd’hui. Une mare de dix à vingt centimètres de fond. Une pataugeoire de boue.
L’équipe, fraîchement recrutée, formée vitesse Grand V par K-pu, prend le pli en deux secondes. Le matos est installé au pas de charge, le DJ déballe son merdier tandis que les gars de l’ONG commencent à préparer le terrain. Ils trient des boulons, des écrous et des rondelles, le cul posé sur le plancher qu’ils ont installé ces derniers jours. Puis tout le monde s’y colle pour sortir les cloisons en bois planquées dans le patio du taudis d’un autochtone.
Pendant l’installation, deux invités de marque maintiennent la pression: le soleil qui brille et les nuages qui se dandinent. Les deux parties se reniflent gentiment le cul pour savoir qui va poser les bases aujourd’hui. Jusqu’à ce que la pluie, dans l’après-midi, vienne mettre tout le monde d’accord.
À la demande du financeur local, friqué jusqu’à la moelle, le catering sera assuré par un traiteur. En France, on règle ce genre de souci avec des bonbonnes de flotte, des barres céréalières pour limiter les hypos pendant le taff et des casse-dalles à la fin. Ici, deux pingouins déboulent dans une camionnette avec bouilloire XXL, table pliante et nappe blanche. Équipement de buffet pour mariage en extérieur. Le mec s’étouffe un peu en voyant le merdier ambiant mais ne se démonte pas. Il déplie sa table et l’installe sur la caillasse, déplie sa nappe blanche et installe ses bricoles.
Pour le meilleur et pour le pire.
Soixante-dix volontaires dans les bus. Ils sont partis avec trente minutes de retard. Il nous manque des trucs ou on est bon?
K-pu posera cette question dix-sept fois au cours desdites trente minutes de battement imposé. Et tout roule. Quand les bus déboulent, une blague. Monsieur Connard de groupe électrogène, qui a coûté une matinée de batailles avec American Express pour le louer, refuse de démarrer, après avoir parfaitement fonctionné à l’arrivée. Un test de vingt minutes à 8h00. Un moteur qui fait vroum, une électricité qui alimente platines, ordi, ampli, enceintes et perceuses sans faire tousser la bête. Par souci d’économie, l’engin est coupé pendant l’install’. Will, le log local, s’acharne sur la corde, tire comme un vénère. Rien. L’engin ne tousse même pas.
Ok. Du calme.
Les portes du bus s’ouvrent. La théorie veut que le son crache quand les volontaires déboulent, pour les mettre dans une ambiance sympathique avant d’en chier pendant quatre heures. Toujours en musique.
Interrupteur sur la position ON. Arrivée d’essence ouverte. Starter tiré. Coup sec sur la cordelette.
Rien.
Au loin, les portes du premier bus s’ouvrent. K-pu est face à la porte, mode hôtesse d’accueil au salon de l’auto, avec ses bottes en caoutchouc méchamment pop. Les pieds dans la boue mais maximum style.
Interrupteur, arrivée d’essence, starter, cordelette. Et tracé plat. Cordelette, cordelette, cordelette. Et putain de tracé plat.
Quelques premiers gus se risquent à l’extérieur du bus.
No sé lo que pasa. No consigo.
Will n’ose plus toucher à l’engin.
Ok. Du calme. L’arrivée d’essence permet audit carburant de couler à flot dans le bloc moteur. Le starter accroît encore ce phénomène.
DJ Baltringue fait de grands gestes sous sa tente.
Ne pas toujours suivre les règles.
Les premiers volontaires s’approchent de la tente d’inscription.
Starter enfoncé. Arrivée d’essence coupé. Prière pour que l’absence de logique soit la solution. Cordelette.
Ronronnement timide. Rugissement soudain. Vitesse de croisière.
Douce mélodie du moteur à explosion.
Merci Monsieur Connard.
Ouverture de l’arrivée d’essence pour éviter toute mauvaise blague.
Press play
DJ Baltringue, sa tignasse gominée, son look de charlot, ses baskets de kéké, ses lunettes de Puncherello… DJ Baltringue tout entier fait cracher les watts en plein bidonville.
Bizarrement, tout le reste de la journée est un charmant flou artistique. Quelques flashs jalonnent la trainée de couleurs.
Dans la nuit, j’ai reçu par mail le speech validé que je dois dérouler aux volontaires. Un truc tout naze. J’me suis enregistrée, au réveil, sur mon téléphone. J’ai rien pour imprimer à la maison. Faut qu’j’révise…
K-pu colle son téléphone à son oreille.
Super glauque, ma voix au réveil… On dirait Dark Vador…
Quelques minutes plus tard, elle déroulera son laïus sans sourciller devant une centaine de personnes. Mais en tripotant un peu trop le câble du micro. Un court larsen la rappellera ponctuellement à l’ordre.
Plus tard. Une trentaine de volontaires va progressivement relever les cloisons et les fixer. Lentement. Boulon après boulon, ce qui a besoin de bras pour tenir n’en a soudainement plus besoin. Alors le rythme va s’accélérer. Le chaos va un peu prendre les commandes. Haut perchés, les lascars de l’ONG jouent les équilibristes pour installer la charpente du toit: une poutre centrale en fer et des tasseaux transversaux. Au sol, des volontaires s’attellent à la peinture de la bicoque. Une furieuse envie de cracher de la couleur au milieu de la crasse.
En marge, une brochette bricole une barrière pour limiter l’accès à un ravin qui a déjà dû coûter la vie de quelques gosses intrépides. Les survivants traînent sur le projet. Ils portent des outils, apportent de l’eau, distribuent des cochonneries à grignoter.
Pour faire la barrière, il faut creuser des trous. Pour pouvoir planter des piquets. Dans un terrain ravagé par les sempiternelles pluies. Alors, en glissant les piquets dans les trous, il faut trouver un drainant. Qui va gentiment faire circuler la flotte ailleurs qu’autour du piquet. Du gravier le permet. Pour en dégoter dans ce trou d’merde, le vieux moustachu, situé à quatre cents mètres en contre-bas, est le dealer idéal. Une tête de mort à poils.
Cinq minutes de bavardages avant qu’il ne prenne sa pelle et ne remplisse les sacs à gravat de gravier bio, solidaire et équitable. De la bonne petite caillasse élevée au grain. Deux cents kilos chargés avec l’un des lascars de l’ONG dans le mini-van réquisitionné à l’arrache. Véhicule normalement réservé au transport de personnes propres sur elle. Compatible, occasionnellement, avec des pantalons crasseux et des matériaux.
À intervalles réguliers, K-pu vient râler. Deux minutes. En français. Parce que Géla, Madeleine ou une quelconque autre connasse vient lui courir sur le haricot pour une merde sans intérêt.
Ne pas gifler. Personne. Pas bien.
Une fois, elle ne vient pas râler. Mais roter. Et rire ensuite. Parce qu’à six ans d’âge mental, les relents gastriques, c’est hilarant. À s’en taper le cul par terre.
Une fin de projet à tirer sur les réserves. K-pu se ventouse en ricanant. Ça lui a vraiment fait du bien le rototo.
Y a Toto l’americano qui veut des marches pour accéder à la maison. À cause du terrain en pente. T’es bon pour pondre un miracle dans la boue. Bon courage.
Le log de l’ONG adore l’idée. Sans avoir une once de tuyau à filer.
Si lo consigues, es una inovación tecnológica increíble en este proyecto.
Un vrai bout-en-train, l’animal. Finir dans les bras de ce mec, en fin de journée, aura la saveur d’une guerre qui se termine.
Une vieille porte en bois, quatre bouts de bois, une branche d’arbre, trois scies pourries, deux marteaux merdiques et quelques clous récupérés au compte-gouttes sur le site par une volontaire de l’ONG. Une heure d’atelier à trois pour pondre un truc dingue: une marche. Permettant d’accéder plus facilement à la bicoque placée sur un terrain en pente. Marche qu’il va falloir caler avec des briques en terre cuite abandonnées au bord du ravin. Caler ses briques se fait les genoux dans la boue, les chevilles dans la boue, les mains dans la boue. À creuser. Avec les mains. Pour niveler, stabiliser. D’un cheveu. D’un rien.
Ce pathétique exercice fonctionne.
Qué Chevere! Una escalera!
Ceux qui se cognaient cinquante centimètres pour accéder à l’intérieur de la maison savourent les deux fois vingt-cinq. On est loin des marches du Sacré-Cœur mais le principe théorique est là.
Les quatre heures du projet touchent à leur fin.
Merci, bravo, au revoir. Larmichette et panier repas. Les trois bus, chargés de volontaires crasseux, font marche arrière et dégagent.
Sur site, il y a encore du taff. Toto et les loulous de l’ONG finissent le toit tandis que l’équipe plie le matos, aidée par les mômes du coin qui veulent tout porter, même le groupe électrogène.
Ils le laisseront finalement. Un âne mort, cet engin.
Trois bonnes heures pour ranger quelques bricoles sous la pluie qui s’enflamme.
Vider les lieux. À vingt dans un minibus d’un côté. De l’autre, Toto dans son 4x4, avec Miguel et Harrison qui ont pris un panard du feu de Dieu devant le chantier de la journée.
Ils ramèneront finalement le groupe électrogène au loueur.
Ni putas ni cocaina.
Jusqu’au bout, les mecs.