Entretien avec Alexis JENNI autour de "L'Art français de la Guerre"

Publié le 02 novembre 2011 par Zone Littéraire De Vanessa Curton

L’art français de la guerre (Gallimard) est le premier roman ambitieux et magistral du lyonnais Alexis JENNI. Il revient sur un peu plus d’un demi siècle de conflits français et réfléchit sur notre époque, sa violence, son langage, à travers deux personnages qui se rencontrent. En échange d’être aidé à écrire son histoire, Victorien Salagnon (qui a vécu vingt ans de guerre) va apprendre au narrateur (fonctionnaire) l’art de l’encre chinoise.


"Alexis JENNIL’Art français de la guerre est votre premier roman et vous propulse parmi les candidats des prix d’automne dont le Prix Goncourt, le Prix Médicis, le Prix Femina ou encore le Prix Renaudot…

Je ne m’y attendais pas du tout. C’est très extraordinaire. J’ai écrit ce roman sans savoir s’il allait être publié. Je l’espérais, évidemment. Qu’il soit publié était déjà un bonheur colossal. Qu’il soit un peu lu, était un bonheur énorme…alors, être sur des listes de prix…c’est une sorte de conte de fée qui a commencé par une enveloppe à la poste et qui continue…

Avez-vous mis longtemps avant de trouver un éditeur ?

Le temps que la Poste transporte mon enveloppe jusque chez Gallimard et le temps qu’ils le lisent. Le premier essai était le bon…

Comment est né ce livre, L’Art français de la guerre ?

Progressivement. Je n’avais pas pour projet d’écrire un livre historique, de raconter cinquante ans d’histoire. Ça s’est fait petit à petit, généré par l’écriture et par le désir de faire un roman où il y aurait des péripéties, des épisodes, des aventures, etc. Petit à petit ça s’est mis à grossir. Plusieurs thématiques se sont croisées, et le projet est apparu. Il devait être gros parce qu’il y avait beaucoup à dire, beaucoup de thèmes à mêler. Je ne pensai à aucune stratégie éditoriale, ce qui m’a permis d’écrire le roman dont j’avais envie, en prenant la place qu’il devait prendre et en prenant le temps, aussi, qu’il fallait.

Combien de temps avez-vous mis pour l’écrire ?

Environ cinq ans. Ça impressionne toujours quand je dis ça, mais je n’avais rien prévu. On a l’impression qu’il faut cinq ans pour faire ce type de travail, pour se documenter et écrire ensuite. Pour moi, c’était cinq ans de pratique de l’écriture, avec une découverte au fur et à mesure de la documentation. J’ai d’abord écrit et me suis documenté en cours de route.

Vous balayez un demi siècle de guerres relatives à la France, dans ce récit qui est le fruit d’une rencontre entre un personnage principal, Victorien Salagnon, et un narrateur. Celui-ci est d’ailleurs assez peu satisfait de sa condition de narrateur…

Oui, c’est un narrateur qui voudrait montrer. C’est un peu paradoxal qu’un roman raconte l’histoire de quelqu’un qui voudrait ne pas être dans un roman mais dans un dessin. Le dessin est important dans cette histoire. Il calme les choses. Le dessin, c’est ce qui se tait. C’est ce qui prend le temps. Or, l’histoire est pleine de violences et de précipitations. Le dessin est une respiration. Et c’est effectivement une rencontre entre deux personnes de générations différentes…

Qui est Victorien Salagnon, justement ?

C’est un homme normal, au départ. On le voit, lycéen, dans les années 1940. C’est un adolescent vigoureux qui a des désirs d’aventure et de voyage, comme tout le monde. Simplement, on est en 1943. Il a 17 ans. Pour vivre l’aventure en France à cette période, il faut carrément aller faire la guerre qui ravage le monde. Il se retrouve donc un peu par hasard happé par la guerre. A l’époque la France est plongée dans une guerre interminable dont on a un peu oublié la continuité. C’est un personnage qui au départ est normal et qui va passer vingt ans dans une situation anormale au sein de laquelle il va essayer de maintenir son équilibre intérieur.

…ce qui passe, en l’occurrence, par la pratique de l’encre chinoise…

En effet. On raconte la pratique de l’encre, mais c’est aussi une idée narrative, une idée romanesque…pour dire que dans une situation extrêmement violente, où l’on est dans le ping pong, dans la réaction, etc., une pratique silencieuse qui prend le temps est la seule chose qui permette de se sauver. De sauver son âme, son psychisme, son corps… C’est ce qui empêche de réagir trop violemment à l’environnement. Ça le sauve, et c’est ce qu’il va transmettre à la génération suivante, à ce narrateur qui est dans le monde actuel. Il lui transmet cette capacité à vivre en paix.

La structure de ce roman est une alternance entre « Commentaire I, II, III… » et « Roman I, II, III…. ». Pourquoi ce choix formel ?

Ce choix correspond à un problème que je voulais résoudre. Je voulais combiner dans un même roman le passé et le présent…les tensions du présent et les fantômes du passé qui expliquent un peu les tensions du présent. Je voulais à la fois raconter le passé et raconter le présent. Si je les avais entrelacé en permanence, j’aurais perdu le côté aventureux du passé ou le côté étouffant du présent. En séparant les choses, en alternant, j’arrivais à combiner ces deux échelles de temps dans un même roman.

Cette alternance montre que l’on est aujourd’hui encore dans une forme de guerre qui n’est pas nommée, qui est rationalisée. Est-ce ce que vous vouliez illustrer ?

J’ai mis de ça dans le roman. Mon idée n’est pas une idée d’historien ou de sociologue mais une idée de romancier. J’ai l’impression de vivre dans un monde violent et étouffant qui a du mal à aller vers l’avenir. L’une des composantes de cet étouffement vient d’un passé, d’une histoire que l’on n’arrive pas à raconter. De nombreux réflexes actuels sont directement issus de ce passé violent, compliqué, à moitié caché, à la fois complètement montré et jamais vraiment raconté. C’est finalement un passé qui ne passe pas, et qui intervient dans le présent, qui nous fait agir sans que nous le sachions vraiment. Cette guerre interminable, d’une vingtaine d’années, en 1962, on a fait semblant de l’arrêter. On s’est surtout dit qu’on voulait ne plus jamais rien avoir à faire avec, plus jamais en parler, et considérer qu’on était définitivement en paix. Mais cette espèce de dénie, finalement, ce non traitement du passé, fait que la violence perdure. Ce n’est évidemment pas la seule source de la violence. La source essentielle vient que nous sommes une société inégalitaire qui ne supporte pas l’inégalité, avec une révolte qui couve en permanence et qui prend des formes issues de l’histoire française. C’est une révolte sociale mais qui obéit au génie français, avec cette espèce de re-jeu des colonies, ces re-jeux d’une certaine façon de pratiquer l’art militaire, de vouloir user de la force, etc.

Vous questionnez aussi la langue, l’identité sociale à travers plusieurs notions, comme celle de la race. Est-ce que réfléchir sur la guerre amène automatiquement à réfléchir sur le langage ?

Non, c’est de faire un roman qui nécessite d’interroger la langue. La langue est ma passion première, plus que l’histoire ou que les guerres coloniales. Pour moi, le roman est une construction de la langue. C’est vraiment le travail de la langue qui créé le roman. Mais, au-delà de ça, c’est vrai qu’un certain nombre d’expressions, de mots sont difficiles à prononcer. Quand on les dit, on ouvre aussitôt un monde de connotations politiques ou sociales. C’est quelque chose qui me passionne, qui m’intéresse et qui me fait souffrir, aussi, parce qu’un certain nombre de mots semble m’être interdit… Ce roman pose aussi cette réflexion : comment notre passé violent a marqué la langue et comment la langue garde des traces de ce passé. Dans les rues d’Alger, on voit encore des trous de balles sur les murs…les bâtiments gardent les traces de violence comme les mots, la langue, gardent les traces de la violence.

C’est notre structure, en somme…

Tout à fait…Des mots qui ont été employés à certains moments dans des situations très violentes gardent cet écho-là. On ne peut plus les prononcer innocemment. Ils sont entachés.

L’Art français de la guerre oscille entre récit romanesque, essai et prose poétique. Est-ce une vision idéale du livre que vous avez voulu proposer par cet entremêlement de trois genres littéraires ?

J’hésitais entre ces trois genres d’écriture. Je voulais, en effet, à la fois faire du romanesque, du poétique et de l’analytique. A force d’hésiter, j’ai fait les trois. C’est important, pour moi, qu’un roman mêle ces trois modes d’écriture qui correspondent à trois façons de voir les choses. C’est aussi trois façons de prendre plaisir à l’écriture et d’avoir du bonheur d’écriture…

Finalement, pourquoi ce titre L’Art français de la guerre ?

C’est une allusion au traité chinois qui s’appelle L’Art de la guerre dont il est question un petit peu dans ce livre. Je me suis dit « c’est un art français » c’est-à-dire « une façon française de pratiquer l’art de la guerre ». Cette façon qui est d’espérer qu’avec beaucoup de force et beaucoup de bravoure et de panache, on arrive à emporter le morceau. Ça ne fonctionne pas, certes, mais ça nous fait de merveilleuses défaites dont nous sommes fiers et que nous racontons longtemps après. Waterloo est, par exemple, beaucoup plus raconté dans la littérature française qu’Austerlitz… (sourire) " *

* Cet entretien a été réalisé dans le cadre de l'émission littéraire "Entre Paroles et Musique" diffusée sur RCF Isère et à l'occasion de la rencontre du 7 octobre 2011 organisée à Lyon par la FNAC entre les auteurs candidats au Prix Goncourt des Lycéens et les lycéens rhône-alpins participants. 

Extrait :

«  Et vous n’utilisez que de l’encre, souffla Salagnon émerveillé.

- A-t-on besoin d’autre chose ? Pour peindre, pour écrire, pour vivre ? L’encre suffit à tout, jeune homme. Et il n’est besoin que d’un pinceau, d’un bâton d’encre pressée que l’on dilue, et d’une pierre creusée pour la contenir. Un peu d’eau aussi. Ce matériel de toute une vie tient dans une poche ; ou si l’on n’en possède pas, dans un sac pendu à l’épaule. On peut marcher sans encombre avec le matériel d’un peintre chinois : c’est l’homme en chemin qui peint. Avec ses pieds, ses jambes, ses épaules, son souffle, avec sa vie entière à chaque pas. L’homme est pinceau, et sa vie en est l’encre. Les traces de ses pas laissent des peintures. »

Mercredi 2 novembre : Alexis JENNI reçoit le Prix GONCOURT 2011.