Relisant Le Phénomène Humain de Teilhard de Chardin - cette oeuvre à la fois scientifique et lyrique - me revient la fascination pour l'histoire de nos origines. Notre propre origine, en tant qu'individu, est un mystère insondable, comme l'est pour chacun, absolument, la mort, échéance inéluctable, à la fois lointaine et prochaine, indéterminée - aussi indicible que la naissance qui prend date dans le temps.
Mais l'origine de l'espèce ? de l'homme en tant qu'homme ?
Les données scientifiques ont changé depuis Teilhard de Chardin. Le schéma linéaire qui fait se succéder une série d'ancêtres alignés entre le chimpanzé et l'homme ne tient plus. Les découvertes - on dit les "inventions" - de fossiles des cinquante dernières années, qui proviennent de sédiments africains âgés pour les plus anciens de six millions d'années, ainsi que les nouvelles techniques dites d'anthropologie moléculaire, qui permettent de comparer le matériel génétique des différentes espèces et d'établir leurs relations de proximité - obligent à repenser la quête de nos origines. L'histoire évolutive confirme les intuitions de Darwin mais offre de cette évolution une image différente de ce qui était perçu jusque-là, non pas quelque chose de linéaire, une tige donnant une autre tige plus évoluée qui elle-même produit un nouveau développement etc., mais une évolution "buissonnante" [Pascal Picq].
On ne dit plus selon ces nouvelles approches que "l'homme descend du singe", mais - les anthropologues privilégiant une parenté plus étroite parmi les singes entre les chimpanzés et l'homme - que "les chimpanzés et l'homme partagent un dernier ancêtre commun [DAC]". Autrement dit, nous ne sommes pas sur la même branche [on parle de "radiation"] mais nous avons une certaine parenté : ce que nous partageons provient d'un héritage commun, qui constitue précisément les caractères de ce DAC.
La lignée des grands singes africains se serait séparée de la lignée des hommes à partir de ce DAC entre 6 et 8 millions d'années. Notre histoire évolutive commencerait dans ces périodes.
Deux "inventions" de fossiles assez récentes étayent cette chronologie. La première est celle, en 2000, au Kenya, d'Orrorin tugenensis [l' "homme des origines des collines Tugen"], daté de 6 millions d'années ; la seconde, en 2002, au Tchad, de Toumaï [qui signifie "espoir de vie"], qui date de 6-7 millions d'années. Il nous est difficile de nous représenter cette échelle de temps : mais le fait est là, nous avons les restes d' individus âgés de 6-7 millions d'années. Le membre inférieur d'Orrorin atteste d'une bipédie ; le crâne de Toumaï contient un cerveau de 320 à 380 cm³ ; la position avancée du trou occipital s'accorde avec l'aptitude à la bipédie.
La suite de l'histoire comporte de grands pans sans références connues à ce jour. Mais des fossiles nous font signe ici ou là. Toujours en Afrique, entre 2,8 et 2,5 millions d'années, de nouveaux homininés qui seraient les "premiers hommes" associent des bipédies et des cerveaux plus évolués et tous utilisent des outils en pierre taillée. Les Homo habilis [Afrique orientale et australe, 2,4 à 1,6 millions d'années] se procurent une partie de leur nourriture grâce à l'usage d'outils de pierre permettant le dépeçage de carcasses. Les Homo ergaster [Afrique, Europe et Asie méridionales, 2 à 1 millions d'années] se signalent par leur taille plus grande, leur aptitude à la course et un cerveau de 700 à 950 cm³. Vers 1,6 million d'années apparaissent des outils bifaces, càd des outils en pierre de forme épointée et symétrique, qui attestent d'une maîtrise accrue des techniques de taille. Les premières traces d'utilisation du feu apparaissent vers 1,4 million d'années.
Entre 1,8 et 0,7 million d'années on constate, en même temps que la disparition des Homo habilis, la migration d'Homo ergaster sur les trois continents de l'Ancien Monde. Homo erectus [Asie, incursions en Afrique et en Europe, 1,5 à 0,3 million d'années] a un cerveau de 850 à 1100 cm³ ; son squelette locomoteur ressemble au nôtre. Homo heidelbergensis [Afrique, Europe, Asie, 0,8 à 0,3 million d'années] a un volume cérébral entre 1 000 et 1 300 cm³.
Tout cela nous amène à l'apparition des hommes les plus récents, ceux de Neandertal et de Cro-Magnon, dont la caractéristique est la capacité à transformer les ressources de l'environnement. La taille d'outils sur éclats apparaît vers 300 000 ans. Les Homo neanderthalensis [Afrique, Europe, Asie, 350 000 à 35 000 ans] sont très encéphalisés (cerveau de 1 500 à 17 500 cm³) ; de leur époque datent les premières sépultures - ce qui a permis précisément de retrouver un grand nombre de fossiles. Il n'y a pas de certitude quant à savoir si l'espèce Homo neanderthalensis est distincte ou non de la nôtre Homo sapiens [peuvent-ils se reproduire entre eux - même espèce - ou pas - espèces distinctes] - en revanche ce qui est certain c'est que depuis 30 000 ans notre lignée évolutive se réduit à une seule espèce. Après plusieurs millénaires de cohabitation avec les Néandertaliens attestée par l'archéologie préhistorique, Homo sapiens finit par supplanter l'Homo neanderthalensis.
Les Homo sapiens [depuis 200 000 ans] sont des migrateurs : ils se répandent par toute la Terre occupant tous les écosystèmes à l'exception de quelques déserts brûlants ou glacés ; ils inventent les premières formes de l'art, gravent ou peignent - il y a 32 000 ans en Europe [grotte Chauvet] et dans l'ensemble du monde ; d'autres modes d'expression symbolique apparaissent ; les cultures et les techniques se diversifient. Bref, nous voilà aux portes de l' "histoire".
Une seule remarque, qui peut nous donner à penser, si je puis dire. Les Homo sapiens sont bien moins encéphalisés (de 1 100 à 2 000 cm³) que les Homo neanderthalensis (1 500 à 17 500 cm³) ... De quoi remettre droit quelques idées faussées qui tablent le sens de l'évolution exclusivement sur l'augmentation de la taille du cerveau. La montée de la conscience, si elle nécessite un cerveau développé - notamment des aires correspondant aux lobes temporaux [langage] et frontaux [pensée, conceptualisation] - ne se mesure pas qu'au volume cérébral.
Le succès de notre lignée - c'est-à-dire d'abord sa survie - se fonde sur un certain nombre d'atouts : des bipédies, des outils et des cerveaux développés. Reste à assumer notre héritage - en tant qu'humains : ce que nous faisons de la conscience.
L'histoire nous alerte. Les bourreaux d'Auschwitz ont agi en tant qu'humains [la "banalité du mal" stigmatisée par Hannah Arendt]. Les animaux ne sont pas criminels, ne sont pas bourreaux.
[Les données scientifiques sont reprises de Pascal Picq, Au commencement était l'homme, De Toumaï à Cro-Magnon, Odile Jacob]