L’histoire débute un jour de février 1960, à Marseille sous le préau de l’école communale de la rue des Convalescents, la bien nommée.
Durant plusieurs semaines, je fais le siège de ma mère pour qu’elle ne me sépare pas d’un cousin, d’un mois mon ainé. Cette insistance à vouloir prendre le chemin des écoliers fut récompensée, même si mes parents ne voyaient pas trop ce que cette scolarité jugée précoce à l’époque, pouvait m’apporter vu que je savais déjà lire, écrire et compter.
L’aventure dura l’espace d’un carnaval et me conforta dans cette première impression que l’on qualifie d’essentielle, selon laquelle les études et moi n’avions pas d’atomes crochus; il faudra tout de même attendre 1977 pour s’en convaincre de façon définitive.
A défaut de ramener un quelconque savoir, les deux bambins futés que nous étions firent une moisson commune en s’appropriant les oreillons. Dans un quartier rendu célèbre par l’épidémie de Peste de 1720, nous ne pouvions pas faire moins. Nous fûmes touchés l’un après l’autre et soignés de façon identique, par notre docteur de famille : papa pour l’un, tonton pour l’autre.
Quelque mois plus tard je fis mon entrée au Petit Lycée Perier, établissement où l’on gravissait les échelons de la 11ème à la 7ème.
Il y aurait beaucoup à raconter sur cette pèriode, où les institutrices avaient l’esprit à Phocée et le coeur qui battait pour un fils à Constantine, Alger ou Oran, angoissées par ce qu’on appelait pudiquement les évènements d’Algérie.
Ce qui par ailleurs n’en dédouanait pas certaines, et notamment deux enseignantes de CM.2, coupable à mes yeux d’une attitude violente envers les enfants, qui aujourd’hui serait passible des tribunaux. La gifle avait été élevée à la hauteur d’une institution avec la complicité d’un pitoyable directeur.
C’est justement ma mère qui la première prit l’initiative de faire savoir à nombre de professeurs qu’au mieux ils se retrouveraient au commissariat de police et au pire….el là elle avait le chic pour faire comprendre que l’on connaissait « du monde » dans toutes les classes de la société. La résistance ça crée des liens.
Mais quittons un instant la Méditerranée pour les hauteurs régénératrices du Tyrol Autrichien. Nous passons nos étés à randonner dans les montagnes et la consigne de la cordée familiale est de ne pas se perdre de vue. Régulièrement je suis pris en défaut et oublie de répondre aux injonctions paternelles. Et j’ai droit au :
- Mais tu es sourd ou quoi : tu n’entends pas quand on t’appelle ? !!! A force de répeter la question tout un été, on décide de consulter de retour au bercail. Je vais passer un audiogramme. On m’a mis un casque sur les oreilles et pendant de longues minutes je me demande si papa et maman n’ont pas perdu la raison. Non seulement lls se donnent en spectacle dans le cabinet d’un spécialiste, faisant des mimiques ridicules, et en plus ils ont l’air de m’en vouloir à un point tel que cela ressemble à de la haine.
La partie est finie. On retire le casque. Et voilà que ça recommence de plus belle :
- Mais tu es sourd ou quoi : tu n’entends pas quand on t’appelle ? !!!
- Non madame, non monsieur..il ne vous entendait pas.
Le spécialiste reprend la main. Il va lui falloir beaucoup de tact pour leur expliquer que leur fils est à moitié sourd.
- Oui mais de nos jours on opère les problèmes du tympan, interroge ma mère.
- Le tympan oui…pas le nerf auditif…votre fils a une cophose de l’oreille gauche et ça ne lui empêchera pas de réussir sa vie.
J’ai deux poissons en face de moi, deux dorades immobiles, la bouche ouverte dans un aquarium : c’est la seule image qui me reste de cette terrible journée. Pour eux la réussite a quitté ma route pour toujours.
Il faudra donc apprivoiser cette oreille, s’en méfier aux passages cloutés, l’expliquer aux maîtresses incultes, aux deux ou trois psychologues que me cataloguérent comme « trisomique » et maîtriser une prouesse technologique que je ne comprends pas : la stéréo.
Il fallait aussi serrer les dents quand les adultes parlaient entre eux et que l’on entendait : » tu peux parler normalement il est sourd comme un pot »
Pour moi il n’y a qu’un monde celui de la droite et la gauche n’existe pas : pire je ne sais même pas faire la différence entre les deux directions au grand désarroi de mes moniteurs d’auto-école. Qu’à cela ne tienne je visualiserai une rue de mon enfance à La Ciotat : le côté du portail vert de la villa Thérèse c’est la droite, à gauche c’est la grande bleue !
En 1969 mon frère, qui est officier dans les forces françaises d’ocupation en Allemagne me fait découvrir d’incroyables trente trois tours, importés d’Angleterre : la collection Decca « Phase 4″ stéréo. On peut y entendre la reconstitution sonore des grands batailles de l’Histoire : la guerre d ‘Indépendance US, celles de Napoléon , la guerre de sécession, 39-45 et la voix de Churchill. La cavalerie charge et le galop des chevaux passe des enceintes de droite à celle de gauche….la révélation !!!
Le 18 décembre 1976 c’est le conseil de révision : trois jours à Tarascon. J’arrive avec mes courbes et mes graphiques sous le bras. Mon père optimiste, cherche avec l’appui d’un président du conseil général, une caserne pas trop éloignée du domicile familial. L’othorino, médecin militaire se méfie de mes documents et veut se faire une idée par lui-même : il balance toute la sauce dans l’oreille gauche; je reste impassible.
L’officier recruteur me reçoit pendant une minute :
- Une cophose ? C’est l’exemption assurée…au pire vous ferez la guerre dans les bureaux.
Le jour de mon mariage quelqu’un oublia de parler plus bas…
- Il en a eu de la chance finalement de se trouver une épouse aussi jolie : se marier à 40 ans quand on est gros et sourd…
- Et si ça se trouve il l’est complètement… tu sais ce qu’on dit : « Ca rend sourd »