Magazine Nouvelles

11 décembre 1921 | Mort de Robert de Montesquiou-Fézensac

Publié le 11 décembre 2011 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

   Le 11 décembre 1921 meurt à Menton (Alpes-Maritimes) l’homme de lettres Robert de Montesquiou-Fezensac.

  Descendant des grandes familles de Gascogne, Robert de Montesquiou compte parmi ses ancêtres les plus illustres Blaise de Monluc et d’Artagnan. Le dandy a notamment inspiré à J.K. Huysmans le personnage de Des Esseintes, héros du roman À Rebours, et à Marcel Proust, le célèbre baron de Charlus, « aristocrate mondain et bizarre »*, dans À la recherche du temps perdu.
Robert de Montesquiou, par Boldini
Giovanni Boldini (1842-1931)
Le comte Robert de Montesquiou, 1897
Huile sur toile, 116 x 82,5 cm
Paris, Musée d’Orsay
Source


PORTRAIT


  Sans doute, s’il n’avait pas eu ces yeux, le visage de M. de Charlus était semblable à celui de beaucoup de beaux hommes. Et quand Saint-Loup, en me parlant d’autres Guermantes, me dit plus tard : « Dame, ils n’ont pas cet air de race, de grand seigneur jusqu’au bout des ongles, qu’a mon oncle Palamède », en confirmant que l’air de race et la distinction aristocratiques n’étaient rien de mystérieux et de nouveau, mais consistaient en des éléments que j’avais reconnus sans difficulté et sans éprouver d’impression particulière, je devais sentir se dissiper une de mes illusions. Mais ce visage, auquel une légère couche de poudre donnait un peu l’aspect d’un visage de théâtre, M. de Charlus avait beau en fermer hermétiquement l’expression, les yeux étaient comme une lézarde, comme une meurtrière que seule il n’avait pu boucher et par laquelle, selon le point où on était placé par rapport à lui, on se sentait brusquement croisé du reflet de quelque engin intérieur qui semblait n’avoir rien de rassurant, même pour celui qui, sans en être absolument maître, le portait en soi, à l’état d’équilibre instable et toujours sur le point d’éclater ; et l’expression circonspecte et incessamment inquiète de ces yeux, avec toute la fatigue qui, autour d’eux, jusqu’à un cerne descendu très bas, en résultait pour le visage, si bien composé et arrangé qu’il fût, faisait penser à quelque incognito, à quelque déguisement d’un homme puissant en danger, ou seulement d’un individu dangereux, mais tragique. J’aurais voulu deviner quel était ce secret que ne portaient pas en eux les autres hommes et qui m’avait déjà rendu si énigmatique le regard de M. de Charlus quand je l’avais vu le matin près du casino. Mais avec ce que je savais maintenant de sa parenté, je ne pouvais plus croire ni que ce fût celui d’un voleur, ni, d’après ce que j’entendais de sa conversation, que ce fût celui d’un fou. S’il était si froid avec moi, alors qu’il était tellement aimable avec ma grand-mère, cela ne tenait peut-être pas à une antipathie personnelle, car d’une manière générale, autant il était bienveillant pour les femmes, des défauts de qui il parlait sans se départir, habituellement, d’une grande indulgence, autant il avait à l'égard des hommes, et particulièrement des jeunes gens, une haine d’une violence qui rappelait celle de certains misogynes pour les femmes. De deux ou trois « gigolos » qui étaient de la famille ou de l’intimité de Saint-Loup et dont celui-ci cita par hasard le nom, M. de Charlus dit avec une expression presque féroce qui tranchait sur sa froideur habituelle : « Ce sont de petites canailles. » Je compris que ce qu’il reprochait surtout aux jeunes gens d’aujourd’hui, c’était d’être trop efféminés. « Ce sont de vraies femmes », disait-il avec mépris. Mais quelle vie n’eût pas semblé efféminée auprès de celle qu’il voulait que menât un homme et qu’il ne trouvait jamais assez énergique et virile ? (Lui-même dans ses voyages à pied, après des heures de course, se jetait brûlant dans des rivières glacées). Il n’admettait même pas qu’un homme portât une seule bague.
  Mais ce parti de virilité ne l'empêchait pas d’avoir des qualités de sensibilité des plus fines. À Mme de Villeparisis qui le priait de décrire pour ma grand-mère un château où avait séjourné Mme de Sévigné, ajoutant qu’elle voyait un peu de littérature dans ce désespoir d’être séparée de cette ennuyeuse Mme de Grignan :
  — Rien au contraire, répondit-il, ne me semble plus vrai. C’était du reste une époque où ces sentiments-là étaient bien compris. L’habitant du Monomotapa de La Fontaine, courant chez son ami qui lui est apparu un peu triste pendant son sommeil, le pigeon trouvant que le plus grand des maux est l’absence de l’autre pigeon, vous semblent peut-être, ma tante, aussi exagérés que Mme de Sévigné ne pouvant pas attendre le moment où elle sera seule avec sa fille. C’est si beau ce qu’elle dit quand elle la quitte : « Cette séparation me fait une douleur à l'âme, que je sens comme un mal du corps. Dans l’absence on est libéral des heures. On avance dans un temps auquel on aspire. »
  Ma grand-mère était ravie d’entendre parler de ces Lettres exactement de la façon qu’elle eût fait. Elle s’étonnait qu’un homme pût les comprendre si bien. Elle trouvait à M. de Charlus des délicatesses, une sensibilité féminines. Nous nous dîmes plus tard quand nous fûmes seuls et parlâmes tous les deux de lui qu’il avait dû subir l'influence profonde d’une femme, sa mère, ou plus tard sa fille s’il avait des enfants. Moi je pensai : « Une maîtresse », en me reportant à l’influence que celle de Saint-Loup me semblait avoir eue sur lui et qui me permettait de me rendre compte à quel point les femmes avec lesquelles ils vivent affinent les hommes.


Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs in À la recherche du temps perdu, I, Bibliothèque de la Pléiade, Éditions Gallimard, 1954, pp. 761-762-763. Texte établi par Pierre Clarac et André Ferré.


*« aristocrate mondain et bizarre », expression de Jean-Yves Tadié in Proust, le dossier, Pocket, Éditions Belfond, 1983.



■ Marcel Proust
sur Terres de femmes

10 juillet 1871 | Naissance de Marcel Proust
→ 10 décembre 1919 | Marcel Proust, Prix Goncourt pour À l’ombre des Jeunes Filles en fleurs
→ 1er janvier 1923 | « Hommage à Marcel Proust »
→ 21 juin 1927 | La comtesse Greffulhe et Anna de Noailles
→ 27 juin 1945 | Nomination de Reynaldo Hahn à la direction de l’Opéra de Paris
→ 13 février 1991 | Marie de Benardaky à l’Orangerie de L’Hôtel Sully

■ Voir aussi ▼

→ (sur le site de l'INA) un documentaire de Gérard Herzog consacré à Marcel Proust (11/01/1962)
le site Marcel Proust (en italien) de Gabriella Alù



Retour au répertoire de décembre 2011
Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
Retour à l’ index des auteurs

» Retour Incipit de Terres de femmes

Retour à La Une de Logo Paperblog

Magazines