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L'bazar

Publié le 11 décembre 2011 par Jlk

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Rhapsodies panoptiques (15)
Pour L.
…Finalement nous nous sommes retrouvés devant le silence du lac noir, Lady L. et moi, et c’est ça qui a fait le compte. J’avais bien été tenté d'agonir tout l’toutim, et ça n’a pas manqué, mais elle a mis le holà, allez allez, et la Nature a fait le reste ; Lady L. a détendu l'atmosphère, elle a retenu mes grands chevaux en invoquant notre humour séculaire – elle m’a bel et bien suivi dans mes échappées furieuses mais sans peser comme je pèse - mon côté contempteur des Marchands du Temple, mon côté Savonarole ou Calvin le retour, mon côté trop sérieux, elle me disait : mais tu débarques ! Et c’est vrai que je débarquais, vrai que je n’en croyais pas mes yeux, vrai que je me croyais chez les dingos: vrai que je n’en revenais pas de tout ce toc mastoc tandis qu’elle l’avait déjà vu et revu, elle, l’bazar, et moi aussi d'ailleurs mais ailleurs…
…On avait pourtant annoncé la chose dans les gazettes : j’aurais dû savoir. C’était de notoriété publique genre on fait la pige à la Crise. Il y avait de la bonne humeur annoncée et du vin chaud. C’était écrit : Marché du Bon Enfant, et Lady L. m’avait dit : faut voir ça, tout le monde y va, on ne peut pas vivre toujours comme des sangliers, y a partout des cabanons à ce qu’on m’a dit ; mais je ne la sentais pas tout à fait convaincue dans ses arguments – je la connais : pas plus que moi le kitsch ne la branche, j’sentais que c’était plutôt sa curieuse malice qui la boostait et ça me plaisait vu qu’on partait d’entrée de jeu dans le décalé pas dupe, donc j’ai signé le billet, on s’est fait sortables, chapeaux, portables, on a dégringolé des altitudes et nous voilà dans le vif de Noël-City le long du lac noir…
…Ce que je dois dire là-dessus à propos de Noël, toi qui sais combien j’exècre Halloween et ces niaises festivités ricaines, c’est que cette naissance douteuse ne m’a jamais inspiré non plus. Déjà ce relent de culte solaire. Cette arnaque au calendrier. Ce côté recyclage. Ce replâtrage d’un mythe l’autre, Mythra, Dyonisos, tout l’gotha – déjà ça, passé le sentimental Tannenbaum de nos souvenances persos, la famille toute bonne en rond sous les boules et les bougies, les cloches à la volée dans l’quartier, la neige, les poésies apprises, l’piano, tout ça, notre enfance en un mot - tout ça déglingué, dénaturé, n’a bientôt plus ressemblé à rien et ce qui restait me reste sur l’estomac sans que j’en fasse une théorie mais quand même…


…Dire à quel moment ça s’est gâté ça je ne sais pas, mais j’ai mon idée à ce propos : j’ai comme l’impression que c’est quand on a commencé de parler de fête que la fête a calanché, et c’est comme ça que tout a calanché par invocation - enfin calanché j’exagère, Lady L. me le répète à tout bout de champ : que j’exagère et que je noircis, que je lui obscurcis le ciel et les étoiles, que je serai bientôt le tout malcontent si j’insiste, et la voilà qui me dit tout à l’heure qu’on va plutôt s’amuser de tout ça au lieu de peser et qu’on sera peut-être surpris, va savoir, faut pas conclure, faut pas trop juger me fait-elle à l’avocate – et déjà j’vois la Roue style Prater tourner là-bas au-dessus des toits ornés de guirlandes des centaines de cabanons, déjà nous parviennent les premières bouffées de marrons grillés, déjà ça sent la cannelle et la crêpe et la gaufre et le beignet et le sirop d’érable et le pissat d’étable, enfin tout le sucré et le mélange des charbonnades et des touffeurs miellées, tout ça tourbillonnant dans les allées des cabanons où scintillent de loin et de toujours plus près les trente-six mille feux du simili…
…Et de fait le Noël convivial du Bon Enfant battait son plein le long du lac noir à reflets de sabre quand avec Lady L. on y a débarqué. Mais tout de suite au lieu de me busquer et de me braquer, tout de suite j’ai pris sur ma superbe et me la suis joué à la coule des boules et bougies. Tout de suite tout m’a paru frelaté mégastore mais je n’en ai rien montré même à Lady L. évidemment pas dupe. Ils croyaient rêver mais pas moi ! Ils croyaient se jouer de la Crise mais ils y ajoutaient à l’évidence et je le constatais une fois de plus. Parce que j’avais vu ça déjà cent fois cela va sans dire, les cabanons, de Vegas à Shangaï et d’Alsace à Varsovie, mais ici le lac faisait mur. Faisait tache. Faisait contre-feu. Notre lac. Notre propriété que nous traversons sur notre cheval bleu par les fonds. Notre lac de sable que nous méharisons sans avoir jamais soif. Ils faisaient ça à notre lac. Ils amoncelaient le brimborion devant notre lac. Ils avaient construit des tas de chalets non pour y vivre mais pour vendre. Vendre était devenu ce mur de chocolat devant le lac à encorbellements de sucre glace. De l’autre côté s’élevaient les stucs blancs et stores jaunes du Montreux-Palace où Vladimir Nabokov avait composé Ada ou l’ardeur, chef-d’œuvre de duplicité amoureuse et de poésie apollinienne, et maintenant ses mânes spirites voyaient là s’aligner des cabanons faussement rustiques comme il s’en voit désormais partout d’Oslo à Taiwan à la même enseigne, et déjà la foule en houle nous entraînait dans les bouffées de chocolat grillé et de gaufres et de crêpes et de saucisses sucrées, et là-bas Freddie Mercury gesticulait, et tout à coup la sensation que les enfants se trouvaient là rackettés sous complot m’a fait me rembrunir et tempêter au dam de Lady L. Qu’une fois de plus j’étais trop morale vintage. Et j’entendais une autre voix moderne me dire qu’on n’attaque pas plus le Bon Enfant que le mammouth : antédiluviennes agitations …
…Mais tout à coup, plus précisément, les oursons m’ont fait tourner panique - les oursons et les greluchons, les santons et les baudruches. Tout soudain j’ai redouté les conséquences. Plus fort que moi : cela devenait nerveux, tripal, alerte au sous-marin mental. Je voyais partout des greluchons déferler sur le quai du Bon Enfant par un flot, tandis qu’un autre flot portait les oursons. Nous étions pris en tenaille Lady L. et moi, mais elle pouffait en considérant mon ire soudaine virée délire. N’empêche que partout, et de plus en plus, les enfants étaient poussés à commander: je les sentais réclamer de loin en loin et de plus en plus voracement de quoi se pourlécher babines et mandibules et déjà je les sentais enfler rapaces, je flairais la concupiscence aux multiples tentacules, et comment les accuser à charge puisque le Bon Enfant le voulait - partout je ne voyais que des Objets faits pour eux au nom du Bon Enfant tandis qu’une litanie enregistrée se répandait à l’infini et sans contredit : nous sommes les Bons Enfants du multimonde, voyez les luminaires dans nos yeux innocents, la joie du Bon Enfant c’est nous, grâce à nous c’est partout senteur et saveur de Bon Enfant, nos savons positivent et nos oursons sèment la joie de concert avec nos greluchons: nous incarnons l’émerveillement de l’enfance, l’émerveillement c’est nous, qui ne s’émerveille point sera déchu de son droit humain…
…L’émerveillement a fait gonfler les baudruches. Le souffle m’a été coupé par cet air tiédasse gavant les pétufles, aussitôt nouées par le Captain Ourson à skis de rando. Une piste de fausse neige avait été tracée le long du lac noir que je sentais de plus en plus contrarié sous le ciel plombé à reflets violets, mais le Captain Ourson dirigeait l’émerveillement infantile. Chaussez et voyez ! bramait-il en agitant sa cassette. Chausser c’est tant de francs mais voir sera pour votre émerveillement désintéressé et là-bas au bout de la piste vous attend le funiculaire du Bon Enfant direction les étoiles, visez là-haut sur les Rochers : c’est là-haut que notre ami le Bon Enfant pédophile attend les petits, et voici que le canon à fausse neige nous recrachait un monceau de flocons pelucheux…
…Mais la Nature est plus forte. Je le savais autant que Lady L. C’est ce qui nous apparie naturellement elle et moi : ce lac noir sur lequel la nuit tombait finalement loin du boucan de cette ordure de Bon Enfant. Et j’en ai fait encore une leçon, sous le regard narquois de Lady L. qui est nature naturellement, elle, tandis que je reste tellement leçon, surtout les soirs d’hiver. Et là c’est immense. Faudrait se taire mais comment se taire quand c’est tellement pour faire clamser les baudruches cette immensité du soir aux camaïeux de gris profonds striés de bleus et d’or en partance - regardez ça les enfants si c’est pas Byzance…


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