Rhapsodies panoptiques (1)
…Moi ce que j’te dis c’est que ça pourrait faire une pièce qui secouerait ce pays de loirs moites. Ou peut-être un film. Ou un roman qui arrache. En tout cas je vois déjà ça pour l’attaque : la première scène de la pièce, le plan-séquence qui pourrait lancer le film, le chapitre initial du roman virtuel, ensuite de quoi tu te lâcherais, ça pourrait prendre toutes les formes – on peut rêver, comme ils disent à Pro Helvetia et autres boîtes de pub mercenaires…
…Tu te rappelles ces quelques mots et leur effet immédiat le long des nuques roides et des reins gainés de soie. Quelques mots qui tiendraient sur un SMS : comme quoi la Suisse serait une prison sans murs. Que ses prisonniers seraient à la fois ses gardiens. Que la paix serait un leurre sur fond de guerre économique. Qu’en somme notre Villa Chez Nous serait une taule comparable à celle dans laquelle le dissident devenu Président fut bouclé des années durant…
… Tout ça d’abord sidérant, je te le fais pas dire, balancé comme ça à tant de gens librement cravatés, tous librement démocrates et librement adeptes de la pluralité et de la liberté de critiquer. Sidérant donc, mais illico banalisé. Non mais là, c’est sûr, le Vieux déraille ! Le Vieux salit son pays que c’est une honte ! Et dire qu’on va le payer pour ça ! Dire qu’il fait la leçon à un vrai dissident qui a vraiment lutté pour la vraie liberté alors que lui se les roulait en fumant des cigares subventionnés par sa milliardaire de papier ! Tout ça que tu reconstruis ou déconstruis, comme on le dit dans les facs de lettres. Tout ça que tu ramasses dans la scène d’exposition de ta pièce ou de ton film ou de ton roman panoptique. Tout ça dont tu fais signifier l’énormité : un écrivain qui dit quelque chose ! L’horreur jamais vue ! Genre Thomas Bernhard taxant l’Autriche de nazisme ! Mais pire en l’occurrence : le modèle mondial de la démocratie et de la liberté vilipendé par le plumitif le plus nanti de la Société des Autrices et Auteurs suisses ! Le top de l’incongru : tous prisonniers, et là tu les zoomes sur leurs fracs et leurs robes griffées. Tous gardiens d’eux-mêmes et c’est tout le pays vigile qui défile. Du grand théâtre dürrenmattien, mais là faudra trouver les gueules de l’emploi, les Ospel commodores et consorts et leurs maîtresses et leurs mignons. Du cinéma comme on n’en fait plus ou pas encore. Du roman qui serait alors le roman de la prison, j’veux dire le roman qui capterait et réfracterait la vision panoptique du Profond aujourd’hui, comme disait Cendrars avant la Der des Der…
…Le Panopticon est une position fluide, la vision panoptique est une proposition malléable comme l’argile des algorythmes, Dürrenmatt dirait « entre le cendrier et l’étoile », Ramuz «laissez venir l’immensité des choses » et Cingria : « ça a beau être immense, comme on dit, on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue», quant à toi tu l’diras comme tu l’ressens ici et maintenant dans ton corps à toi et ta sauvagerie…
…Moi j’te dis qu’il y a là une nouvelle donne et que c’est une matière géniale si tu t’sors les pouces, suffit de capter à longueur de journée, ou plutôt suffit pas de capter parce que rien ne suffira pour le vrai sauvage visant le bout de la nuit - relis donc Céline et regarde de tout près la musique des mots, regarde les gens de plus près, regarde ce vieux géant qui te parle de l’Homme des Bois veillant au cœur de la Suisse des vals de l’aube ou des bars du soir - regarde le vieux diabétique défier ces cheffes de projet et ces décideurs auxquels il rappelle qu’ils sont ligotés comme toi et moi, regarde les pharmaciens que vitupérait ce vieux fol de Ludwig Hohl dans son entresol, regarde les peser leurs doses d’indifférence et de déni, de mépris académique ou de flatterie médiatique, entre éther et viagra, enfin regarde mieux le multimonde et fais-en un slam ou ce qui te chante, n’écoute pas les éteignoirs qui te bâillent que tout a été dit et que plus rien ne vaut de l’être - allez j’te balance tout ça par mail ou sur Facebook et t’en fais ce que tu veux…
(Ce texte résulte d'une commande de Yari Bernasconi, rédacteur en chef de la revue ViceVersa, et d'Anne Pitteloud, rédactrice au journal genevois Le Courrier, où il a été publié le 21 novembre 2011; repris sur le site Le Culturactif. Il a servi de déclencheur à la suite des Rhapsodies panoptiques, qui compteront 88 numéros de 8888 signes.)