L'projet

Publié le 17 décembre 2011 par Jlk

Rhapsodies panoptiques (1)


…Moi ce que j’te dis c’est que ça pourrait faire une pièce qui secouerait ce pays de loirs moites. Ou peut-être un film. Ou un roman qui arrache. En tout cas je vois déjà ça pour l’attaque : la première scène de la pièce, le plan-séquence qui pourrait lancer le film, le chapitre initial du roman virtuel, ensuite de quoi tu te lâcherais, ça pourrait prendre toutes les formes – on peut rêver, comme ils disent à Pro Helvetia et autres boîtes de pub mercenaires…


… Donc ça commencerait par une relance du fameux discours du vieux dino, j’veux dire Friedrich Dürrenmatt à la blanche crinière fellinienne, devant les plus hautes autorités de la Confédération et s’adressant, en 1990, au Président de la République de Tchéquie, à savoir le dramaturge dissident Vaclav Havel qu’on fêtait alors en même temps qu’on fêtait la sortie de son pays du communisme. Tout ça donc solennel et costumé. Ministres et leurs épouses, banquiers et capitaines d’industrie, avocat poudrés et journalistes fardés - tout l’gratin. À trois mois de la mort de Fritz, mais nul ne s’en doute. Et la révolution du Président se joue encore sur du velours. Tout ainsi sous contrôle : le Mur tombé, débris revendus dans les boutiques chic ; derniers barbelés du Rideau de fer recyclés en colliers et bracelets dans les clubs SM. Et voici que le vieux sanglier passe à l’attaque de son ton traînant de Bernois des bois…


…Tu te rappelles ces quelques mots et leur effet immédiat le long des nuques roides et des reins gainés de soie. Quelques mots qui tiendraient sur un SMS : comme quoi la Suisse serait une prison sans murs. Que ses prisonniers seraient à la fois ses gardiens. Que la paix serait un leurre sur fond de guerre économique. Qu’en somme notre Villa Chez Nous serait une taule comparable à celle dans laquelle le dissident devenu Président fut bouclé des années durant…


… Tout ça d’abord sidérant, je te le fais pas dire, balancé comme ça à tant de gens librement cravatés, tous librement démocrates et librement adeptes de la pluralité et de la liberté de critiquer. Sidérant donc, mais illico banalisé. Non mais là, c’est sûr, le Vieux déraille ! Le Vieux salit son pays que c’est une honte ! Et dire qu’on va le payer pour ça ! Dire qu’il fait la leçon à un vrai dissident qui a vraiment lutté pour la vraie liberté alors que lui se les roulait en fumant des cigares subventionnés par sa milliardaire de papier ! Tout ça que tu reconstruis ou déconstruis, comme on le dit dans les facs de lettres. Tout ça que tu ramasses dans la scène d’exposition de ta pièce ou de ton film ou de ton roman panoptique. Tout ça dont tu fais signifier l’énormité : un écrivain qui dit quelque chose ! L’horreur jamais vue ! Genre Thomas Bernhard taxant l’Autriche de nazisme ! Mais pire en l’occurrence : le modèle mondial de la démocratie et de la liberté vilipendé par le plumitif le plus nanti de la Société des Autrices et Auteurs suisses ! Le top de l’incongru : tous prisonniers, et là tu les zoomes sur leurs fracs et leurs robes griffées. Tous gardiens d’eux-mêmes et c’est tout le pays vigile qui défile. Du grand théâtre dürrenmattien, mais là faudra trouver les gueules de l’emploi, les Ospel commodores et consorts et leurs maîtresses et leurs mignons. Du cinéma comme on n’en fait plus ou pas encore. Du roman qui serait alors le roman de la prison, j’veux dire le roman qui capterait et réfracterait la vision panoptique du Profond aujourd’hui, comme disait Cendrars avant la Der des Der…


…. Ceci dit moi je t’avouerai, malgré tout, que cette histoire de prison n’a cessé de me tarabuster. Bien sûr que je la trouvais exagérée moi aussi. Aussi gonflée que ce qu’écrit le jeune Ramuz, en 1918, quand il affirme que si nos amis Français souffrent là-bas, de l’autre côté de la frontière, nous aussi nous souffrons à la seule pensée de les savoir souffrir. Blaise Cendrars, au même moment, est en train de se vider de son sang sur une civière. On lira plus tard, à chialer, le récit déchirant du jeune troufion en train de crever à ses côtés, qui fait Blaise s’excuser presque de se sentir survivre. Tandis que Ramuz souffre autant que ceux-là, non mais ! Très Suisse tout ça, tu trouves pas ? N’empêche : le vieux Dürrenmatt et le jeune Ramuz disent quelque chose qui déroge à ce qui semble juste un petit réconfort foireux, et c’est ça qui me fait y revenir. Je pense au corps de Dürrenmatt. Je pense au corps des livres de Dürrenmatt. Je pense à La Vieille Dame. Je pense à la façon dont les Messieurs ont fait d’une jeune amoureuse la vieille catin vengeresse. Je pense à la pureté de cœur du vieux Friedrich. Je me rappelle l’étudiant fonçant dans le tunnel. Le train peinard de Konolfingen à Berne qui passe soudain de l’horizontal à la bascule sauvage en chute verticale direction le profond de la Terre. Je me dis qu’il sait ce soir-là qu’il va mourir comme aux moments des transes lucides du jeune auteur mais que cette fois ça se précise. Je me dis que la réalité réelle perçue par Ramuz n’a pas d’âge mais qu’il lui arrive à lui aussi de toucher au pur sauvage. Je me dis que ces deux-là on pressenti l’horreur de l’actuel Wellness et la camisole de force de notre béate béance. Je les vois tous, les sauvages, j’vois Robert Walser, j’vois Charles-Albert, j’vois la mère Colomb, j’vois Farinet, j’vois Aloyse et Wölffli, j’vois Godard à moitié mort et Daniel Schmid encore vivant, j’vois Louis Soutter l’halluciné génie - j’les vois tutti quanti dans le jacuzzi, tous au barbecue fédéral du fédéral Office de la Culture populaire et de qualité, tous plus libres de se la jouer extrême, de se la jouer rebelle n’est-ce pas, de se la jouer barbare en veux-tu voilà, tous plus libres d’êtres libres et de ne pas dire le contraire, sinon gare aux subsides, non mais des fois…


…Le Panopticon est une position fluide, la vision panoptique est une proposition malléable comme l’argile des algorythmes, Dürrenmatt dirait « entre le cendrier et l’étoile », Ramuz «laissez venir l’immensité des choses » et Cingria : « ça a beau être immense, comme on dit, on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue», quant à toi tu l’diras comme tu l’ressens ici et maintenant dans ton corps à toi et ta sauvagerie…


…Le panopticon est ce lieu de la prison d’où tous les prisonniers à la promenade sont visibles, mais la position ne se borne pas à la prison suisse, j’te jure que c’est de la prison du multimonde qu’il va s’agir. Le jeune Basil da Cunha balade sa caméra le long d’un chantier nocturne genevois ou dans un bidonville lisboète et me raconte ses projets sous le Cervin mandarine du Buffet de la Gare de Lausanne, moi j’lui raconte mon projet de roman panoptique en évoquant le filmage du Filmeur d’Alain Cavalier auquel j’ai décrit le film que Lionel Baier a tourné avec son téléphone portable sous le titre de Low cost – j’te cite autant de sauvages selon mon cœur, comme l’est resté à sa façon le vieux Chappaz ou comme je l’ai retrouvé dans L’Embrasure de la jeune Douna Loup, enfin tu vois le genre : pas du tout rebelles de salon mais artisans, mais poètes de la Chose, tous résistant à la nouvelle taule sans murs du Bonheur obligatoire capté et réfracté dans l’instant par les webcams du multimonde…


…Moi j’te dis qu’il y a là une nouvelle donne et que c’est une matière géniale si tu t’sors les pouces, suffit de capter à longueur de journée, ou plutôt suffit pas de capter parce que rien ne suffira pour le vrai sauvage visant le bout de la nuit - relis donc Céline et regarde de tout près la musique des mots, regarde les gens de plus près, regarde ce vieux géant qui te parle de l’Homme des Bois veillant au cœur de la Suisse des vals de l’aube ou des bars du soir - regarde le vieux diabétique défier ces cheffes de projet et ces décideurs auxquels il rappelle qu’ils sont ligotés comme toi et moi, regarde les pharmaciens que vitupérait ce vieux fol de Ludwig Hohl dans son entresol, regarde les peser leurs doses d’indifférence et de déni, de mépris académique ou de flatterie médiatique, entre éther et viagra, enfin regarde mieux le multimonde et fais-en un slam ou ce qui te chante, n’écoute pas les éteignoirs qui te bâillent que tout a été dit et que plus rien ne vaut de l’être - allez j’te balance tout ça par mail ou sur Facebook et t’en fais ce que tu veux…
(Ce texte résulte d'une commande de Yari Bernasconi, rédacteur en chef de la revue ViceVersa, et d'Anne Pitteloud, rédactrice au journal genevois Le Courrier, où il a été publié le 21 novembre 2011; repris sur le site Le Culturactif. Il a servi de déclencheur à la suite des Rhapsodies panoptiques, qui compteront 88 numéros de 8888 signes.)