Les publicités sur les organismes de crédit, qui réveillent les rêvesdu consommateur pour l’achat d’un écran plat nouvelle technologie dernière génération ou un voyage sous lestropiques, accompagnent les « scoops » qui défraient la chroniquejournalistique sur le prix des chambres d’hôtel de nos dirigeants, leursescapades en Porsche ou leurs soirées festives au Fouquet’s. Comme si, de nosjours, avoir de l’argent était un argument suffisant, ou pour se présenterdevant les électeurs ou pour défier les pouvoirs en place… en tout cas, pourcorrespondre à cet idéal de l’individu àqui tout réussit. Mais n’est-ce pas un leurre ?
En avoir ou pas ! Telle estla question ! Les critiques sur l’argent ostentatoire sont fréquentes. Et,pour le moins fondées. Dans une société dominée par des discours politiques,économiques et moraux sur la crise des valeurs morales (puisqu’elles concernentl’individualisme, l’absence de patriotisme, mais aussi la valeur « travail »,etc.) comme des valeurs économiques et financières, parler d’argent est unleitmotiv à la fois fondateur de ces discours et l’un des principaux objets deleur critique et de leur contestation. Certes, nous avons tous besoin d’argent,toutefois trop d’argent est condamnable. Mais est-ce bien lui, cet argent depapier (la monnaie, les billets de banque, les chèques et autres mandats) toutcomme cet argent virtuel (les transactions et spéculations financières sur dessommes astronomiques qui alignent les zéros au-delà de ce que l’entendementpeut lui-même concevoir), qui est la cause véritable de toutes les critiquesadressées à l’encontre du pouvoir de l’argent ? En fait, ce n’est pas tantle pouvoir de l’argent qui est corrosif, car, en soi, l’argent n’est riend’autre qu’un moyen au service d’intérêts qu’il n’a pas mais que seuls desindividus formulent et poursuivent. C’est le pouvoir lui-même qui corrompt leshommes qui, à vouloir l’exercer, pervertissent le rôle et la fonction del’argent. Et ce sont les individus qui, à trop vouloir l’exercer, se laissentprendre dans un engrenage du toujours plus d’argent !
http://www.asian-nation.org/headlines/2011/10/occupy-wall-street-real-deal-just-fad/
Ne se fait-on pas,en effet, de fausses idées sur le rôle, la fonction et la nature même del’argent ? Par là, critiquer seulement l’argent, comme ce Dieu vivant quipervertirait les hommes, leur donnerait le pouvoir de faire ce que la morale oula loi réprouveraient, n’est-ce pas se tromper de cible ? Car toutesociété, qui ne peut seulement se conserver en développant un systèmeautarcique, a besoin de se lier à d’autres et l’argent n’est alors qu’unemonnaie d’échange parmi d’autres, un outil qui se substitue au bien matérielmais qui, par l’échange, consacre la relation ainsi instituée. C’est ce quenote l’ethnologue français, Marcel Mauss, qui, dans son Essai dur le don, en1923, écrit : « Les sociétés ont progressé dans la mesure oùelles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliserleurs rapports, donner, recevoir, et enfin, rendre. Pour commencer, ilfallut d’abord savoir poser les lances. C’est alors qu’on a réussi àéchanger les biens et les personnes, non plus seulement de clans à clans, maisde tribus à tribus et de nations à nations et surtout – d’individus àindividus. C’est ensuite que les gens ont su se créer, se satisfairemutuellement des intérêts, et enfin, les défendre sans avoir à recourir auxarmes. »A l’origine de l’argent, l’échange symbolique.
Au début del’échange, donc, la nécessité de communiquer avec d’autres (clans, tribus,nations ou individus) dans une perspective pacifiée, en tout cas dans uneperspective qui assure à chacun la sécurité de son existence. On y échange detout, des biens comme des personnes et il n’est pas rare alors que l’individuservile, mis en esclavage, devienne une monnaie d’échange, non seulement pourassurer la paix sociale, politique mais aussi pour instituer entre familles,clans ou tribus des alliances avec d’autres. L’idée, l’exigence de l’échange nevaut pas seulement pour les sociétés dites sédentaires, qui s’organisent autourd’un espace/lieu commun de culte et aussi, bien souvent de transactions, maisnon encore financières. La société des indiens Guayaki, d’Amazonie, qui viventen nomades et principalement de la chasse, l’illustre. C’est une société quiest fondée sur le tabou alimentaire qui interdit absolument au chasseur deconsommer la viande de ses propres prises. Dès qu’un chasseur rentre au camp,avec son gibier, il partage le produit de sa chasse entre sa famille et lesautres membres de la bande, s’abstenant lui-même de manger la viande préparéepar son épouse. S’il veut se nourrir, ce n’est qu’en profitant de la chasse desautres membres de la bande qu’il pourra satisfaire son besoin. Autrement dit,pour ne pas mourir de faim, l’homme Guayaki doit passer son temps à chasserpour les autres et à recevoir d’eux sa propre nourriture. L’ethnologue PierreClastres, qui a étudié leur société, note qu’en définitive, tous les chasseursGuayaki, du fait de ce tabou (ne jamais manger la viande du gibier que l’on atué, sous peine de malchance, catastrophe, etc.), sont véritablement dans lamême position, sur le même pied d’égalité les uns vis-à-vis des autres :tout chasseur est à la fois un donneur et un receveur. Ce qui l’amène à dégagerla leçon suivante : « en contraignant l’individu à se séparer de songibier, il l’oblige à faire confiance aux autres, permettant ainsi au liensocial de se nouer de manière définitive, l’interdépendance des chasseursgarantit la solidité et la permanence de ce lien, et la société gagne en forcece que les individus perdent en autonomie. » (Pierre Clastres, LaSociété contre l’Etat, éd. De Minuit, 1974, p. 100).Or, l’on voit bienpar là que, dans le contexte de l’échange, il n’est pas question d’évaluer leproduit de l’échange, de définir une valeur monétaire ou financière. L’échangene se fait pas sous la forme de l’achat et de la vente. D’une certaine manière,le but ou la fin de l’échange n’est pas le produit échangé, qui serait mis encirculation dans une relation commerciale avec d’autres. Pour autant,l’échange, s’il n’est ni commercial ni économique, n’est pas désintéressé. Dansles sociétés que l’on dit abusivement primitives, on assiste à ces échangesqui, en apparence, semblent gratuits, mais qui, en fait, manifestent des obligationsdes uns envers les autres. La question économique et marchande de l’échangen’intervient pas. L’échange a lieu d’abord en fonction d’une valeur symbolique,peu importe la marchandise, et consacre, d’une certaine façon, les obligationsque les uns manifestent vis-à-vis des autres, notamment pour mettre en œuvreune alliance entre partenaires. L’argent n’a donc pas de pouvoir en soi ;il n’est qu’un adjuvant.Mais en avoir oupas ! Si telle est bien la question, ça n’est pas parce que l’argentserait, seul, un moyen de l’alliance, c’est parce qu’il n’y aurait rien de plusessentiel, dans la vie d’un homme, que de pouvoir montrer sa richesse. Et donc,de comparer cet argent accumulé avec celles et ceux qui n’en ont pas.L’illusion de la richesse.
Qui est riche et de combienl’est-on ? Dèsque l’on commence à poser la question, dès que l’on tente de définir lescritères de cette richesse, on met en question l’argent lui-même. Le riche aune grande maison avec piscine. Mais on ne dit pas comment il a acquis cesbiens ? Par héritage, c’est donc quelqu’un qui, sa vie durant, a été aidéet qui le sera encore – cet héritage est nécessairement énorme, considérable etne peut faire que des jaloux. C’est aussi l’idée d’une transmission entregénérations. Transmet-on alors un pouvoir ? Par emprunt auprèsd’organismes bancaires, c’est-à-dire en créant une dette vis à vis d’autrui. Pourpeu qu’il ait été aidé par l’ami d’amis qui lui veulent du bien, les conditionssous lesquelles il souscrira cet emprunt ne seront pas celles d’un autreindividu qui, sans aide ni relation privilégiée, aura sa maison, mais un peumoins grande et sa piscine (mais plutôt une pataugeoire). C’est bien connu, « onne prête qu’aux riches ! » L’argent est donc ce vecteur par lequeltoutes les représentations de l’autre sont possibles, des plus folles et nonfondées, aux plus réalistes : dis-moi ce que tu as, je te dirai qui tu es.Ce qui laisse place à une logique de la dépense.Dépense, au sens propre, il s’agit del’emploi d’argent à d’autres fins que le placement. Mais cette dépense alimenteaussi toutes les rumeurs, tous les jugements voire aussi toutes les condamnationsmorales. D’abord, on louera le prudent qui, établissant un prévisionnel,définira les lignes budgétaires des dépenses prévues, charges fixes comme lesextras (ce qui sort de l’ordinaire). On donnera aux consommateurs lambda lapossibilité de gérer ses comptes, d’envisager tel voyage, tels travaux etautres frais en lui faisant entendre que, tout spécialement pour lui, des facilitésde paiement, ou des prêts à la consommation – le prêt à dépenser – sont à la portée de sa bourse. Par ailleurs, ontrouvera déplacée la prodigialité, la dépense somptuaire quand d’autres trimentdur pour un bout de pain. On s’offusquera même du personnage qui dépense sanscompter, pour lui, son plaisir et son bien-être. Comme si, dans cetteperspective de la dépense, il y avait le bon argent à dépenser, faire circuler,et le mauvais argent, celui qui est l’objet de la critique morale, ou sociale,voire de la condamnation judiciaire. Il n’est pas rare d’entendre évoquerl’argent sale, l’argent bien mal acquis : celui de la corruption – lacommission occulte de l’entrepreneur pour conquérir tel marché, le pot de vin– ; celui que l’on va blanchir – argent de la drogue, du narcotrafic, dela prostitution, d’activités mafieuses, de trafics d’armes, etc., blanchir,c’’est-à-dire : dissimuler la provenance d'argent acquis de manièreillégale afin de le réinvestir dans des activités légales (par exemple la constructionimmobilière…) ; mais aussi l’argent qu’on dissimule dans un comptebancaire, dès lors qu’on est assuré que ce compte est secret. Cette volonté dedissimulation est celle de l’avare qui regardera toute dépense comme uneatteinte faite à sa personne, à sa vie. Mais c’est aussi celle de celui qui neveut pas éveiller les soupçons sur sa prétendue ou avérée richesse. Comme sil’argent devait être sous contrôle : celui d’une bonne gestion, de bonsplacements, comme celui de son accumulation (contrôle pour ne pas en perdre, nepas le perdre).Ce contrôle de l’argent estparticulièrement mis en œuvre à travers le phénomène de la dette et de sanégociation. Les organismes bancaires, en France, se demanderont quelle est lacapacité d’endettement du ménage, tout en tenant compte d’un minimum à garantiren fonction du revenu, quand les organismes bancaires américains établiront lacapacité d’emprunt du ménage en fonction de la possibilité de faire circuler ladette sur le marché financier et de son rachat possible, par d’autres fondsbancaires. La question de l’argent renvoie à celle de la capacité à faire,décider, etc……… mais devoir de l’argent, c’est aussi être lié à unetierce personne au point de ne pas pouvoir agir sans qu’elle en soit informéeou, en tout cas, sans que les conséquences de cette action ne lui reviennentd’une manière ou d’une autre. Les dettes d’argent instituent une relation desoumission, subordination qui affecte grandement ma liberté d’action et dedécision. Parce qu’il y a nécessité à rembourser la dette ! Dans la dettedonc, l’argent est un enjeu de pouvoir. Mais il n’est pas à lui seul cepouvoir. S’il rend possible des situations d’inégalités, c’est d’abord parceque, dans nos sociétés, certains lui font jouer un rôle qu’il n’a pas et lemettent en scène dans des contextes où seuls les individus qui l’affichentméritent la meilleure place dans le hit parade de nos unes médiatiques. Maisils sont bien plus pantins corrompus de leurs délires de fortune, et affichentl’arrogance d’un pouvoir qui laisse sur le bas côté ceux qui ne peuvent enafficher autant.
L’exercice corrompu du pouvoir : la dérive d’un monde sans individus.
An Occupy Wall Street demonstrator stands in Zuccotti Park on Monday. Credit: Shannon Stapleton / Reuters
Dernièrement, dans une tribunelibre parue dernièrement dans Le Monde,le philosophe Dany-Robert Dufour, stigmatise la « simple « économieéconomique », qui engendre le dérèglement des marchés comme des valeursrépublicaines et voit dans les frasques que rapportent la presse sur DominiqueStrauss-Kahn, non pas tant une « anomalie » du système mais bien saconséquence. « Eneffet, après l'impasse du fascisme qui a faitdisparaîtrel'individudans les foules fanatisées et après celle du communisme qui a interdit àl'individu deparlertout en lecollectivisant, est venue celle de l'ultra et du néolibéralisme qui réduitl'individu à son fonctionnement pulsionnel en le gavant d'objets - n'est-ce pasun symptôme parfait de notre temps que l'économiste en chef de la plus grandeinstitution monétaire internationale, Dominique Strauss-Kahn, ait fait preuved'un sérieux dérèglement pulsionnel jusqu'au point de sefaireprendreen flagrantdélit ? »[1]Cen’est pas tant l’argent lui-même qui est en cause, mais bien plutôt ce que nousen avons fait. Et ce que nous croyons qu’il peut faire ! De facilitateurdes échanges, l’argent est devenu un super-accélérateur, au risque de nousfaire croire qu’il pouvait tout résoudre et tout autoriser, y compris ladissolution même de l’individu en simple objet de transaction, marchandisé. Enavoir ou pas ? La question n’a alors de sens que par rapport à cetteperversité de la dépense : je ne suis que par ce que je dépense. Et nossociétés, sur médiatisées, qui encensent les réussites personnelles, biensouvent au détriment des destinées collectives, ne sont pas des créations ex-nihilo, bien plutôt des projets etprogrammes délibérés, défendus par celles et ceux qui, un temps seulement,mettent en scène leur (pseudo) réussite. Mais la chute est d’autant plus rapideque l’ascension est éphémère. L’argent n’y est pas pour grand-chose ; lacupidité, la frénésie et la mise en concurrence des individus par eux-mêmes yest pour beaucoup. L’argent n’a pu devenir une arme de pouvoir que parce que nousen avons perverti l’usage. C’est, alors, à reconsidérer la nature mêmed’échanges humains, de l’égalité nécessaire entre les partenaires de ceséchanges, que nous parviendrons à redéfinir l’instrument de nos relations.Tâche urgente à mener, ne serait-ce que pour lutter contre les inégalités etles infortunes de tous les désargentés. Ils sont nombreux !