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En lettres bleues et or (3)

Publié le 20 décembre 2011 par Jlk

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De JLK à Daniel Vuataz, dit le Kid 

À La Désirade, ce  18 décembre 2011.

Cher toi,

La neige fait entre nous, ce matin, une page blanche immaculée sur laquelle ne se marquent jusque-là que des pattes d’oiseaux et les traces du chat haret que nous engraissons depuis quelques mois et qui a par conséquent doublé de volume, fourré désormais de duvet comme un esquimau et pourtant resté farouche, ingrat, se glissant parfois dans la Datcha pour y siéger un moment sur le divan, mais jamais longtemps, fouinant dès que nous avons le dos tourné, grimpant sur les corbeilles et les poubelles en quête de rogatons et laissant derrière lui des reliefs épars, jamais content en somme, un vrai mendiant gitan et c’est pourquoi nous l’aimons quand même.

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Le seul nom de Budapest, à la fin de ta dernière lettre, a fait remonter de ma mémoire des images en nombre, toutes en noir et blanc curieusement, sur fond de neige aussi et de glacials hivers. Le plus froid de cette décennie que l’hiver 1956, du peu que je m’en souvienne par ce qu’on m’en a dit et par nos petits matins frileux à descendre à travers nuit sur la route verglacée jusqu’à l’école où nous vîmes arriver nos premiers réfugiés.

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Budapest avant cela, à la radio familiale et dans quelques journaux illustrés, Budapest était entré dans nos vies par « des nouvelles alarmantes », les mines préoccupées de nos parents, des bribes de commentaires échangés par nos instituteurs de l’école primaire, et des bruits de tanks et de tirs dans les rues de là-bas, le reporter Jean-Pierre Goretta qui racontait le soir les derniers événements, et des mots nouveaux pour nous, le mot Insurrection, le mot Répression – et ce drame aussi qu’avait été la mort en rue d’un autre reporter du nom de Pedrazzini, enfin l’annonce d’un afflux massif de réfugiés dans notre pays  et les appels à la solidarité réitérés aux autorités et aux familles.

Je me demande ce que tu vas trouver à Budapest. Je me réjouis de te lire à ce propos. Tu me raconteras le Monténégro et la Hongrie comme je t’ai raconté la Pologne de 1966, le socialisme au miroir du réel un jour après notre découverte hébétée de l’usine à tuer d’Auschwitz – de quoi faire réviser sa copie au bachelier de 19 ans tout couturé de beaux idéaux progressistes et n’ayant en somme rien vu, jusque-là, de la réelle réalité.

Le paysage à la fenêtre de la Datcha, ce matin, est lui aussi comme stylisé à l’aquarelle chinoise, du même noir et blanc grisé de mes souvenirs  des années 50, disons entre la mort de Staline et l’arrivée  des réfugiés hongrois. Mais comment notre mémoire a-t-elle été colorisée ensuite ? Par le Technicolor ? À l’arrivée de la télé ? Ce qui est sûr, je crois, c’est que le mitan des années soixante nous a fait changer de monde et l’a saturé  de couleurs jusqu’à nous en faire perdre le goût, et ce n’est pas ta pratique de l’argentique, tes noirs profonds et tes blancs crayeux, qui va modifier la nouvelle donne même si ton choix me réjouit. La mémoire, notre mémoire vous revient aussi, aux gens de ton âge, et c’est important, je crois, que nous puissions partager cela. Très important, plus que jamais, que vous puissiez prendre le relais.

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À cet égard, le formidable numéro spécial du  Persil consacré à Charles-Albert Cingria, tout entier manigancé par toi, est la meilleure réponse qui puisse se faire à ceux-là qui retirent l’échelle derrière eux en prétendant que plus rien ne se fait. Tu sais, je te l’ai dit et répété, combien je dégueule cette vision des choses. Même s’il y a du vrai. Même s’il y a de quoi s’inquiéter. Même si le nivellement gagne. Même si nous sommes tous un peu largués. Et après ? Ont-ils seulement regardé ce qui vient, ces bonnets de nuit ?Godard se lamente : plus de cinéma nulle part. Millet se désole : plus de romans à l’horizon français que les siens. Et voilà Nabe qui tire une fois de plus la chasse en se la jouant Céline en mal d'opprobre - quelle misère...

Moi je me rappelle ce titre : Je ne joue plus. De Miroslav Karleja. L’un de mes livres-fétiches après Zorba, Moravagine et quelques autres. Je ne joue plus. L’histoire d’un type qui dit non. Plus tard Dimitri me dira pis que pendre des Croates qui vont faire les beaux manteaux à Vienne, mais à l’époque, j’avais vingt ans et de poussières, il s’étonna de mon choix et m’encouragea. Après quoi j’aurai lu, du même foutu Croate, Le retour de Philippe Latinovicz et Banquet en Blithuanie, autres merveilles. En ces années-là Dimitri ne trouvait rien à redire à l’appellation serbe-croate. Juste pour dire…

Mais le sûr c’est ça : avant Roberto Bolano, avant Antonio Lobo Antunes, avant Thomas Bernhard, avant Robert Walser, juste après Cingria j’ai trouvé que Karleja sentait bon la littérature. Et c’est cela que je retrouve avec toi. Dans tes proses. Dans tes façons aussi. Comme je les sens revenir par quelques-uns d’entre vous, dont Quentin Mouron  qui vient de débarquer et qui a de grandes ressources je crois.

Au Barbare c’était pareil. Au Bout du monde aujourd’hui c’est pareil. Avec tes potes jeunes écrivains je le ressens aussi. En lisant L’Embrasure de Douna loup itou. Quelque chose de plus intime et de plus léger. Quelque chose d’astringent et de tendre. Quartier latin de Léo Ferré. La Black and Tan fantasy d’Earl Hines. Et ta façon de concevoir, de distribuer et d’illustrer ce numéro à la seule gloire de Charles-Albert dont le seul nom fait pétiller ton regard. Cinquante pages d’émerveillement partagé sur papier de pelures roumaines et avec le plus grand soin !

C’est cela qu’il nous faut, le Kid : ce pétillement. Tes proses lausannoises en sont vivifiées. Je t’ai dit ce que je sentais chez toi la palpite. Il n’y a pas que ça mais ça compte. Elle peut vibrer de diverses façons. La façon Bruno, la façon Mathieu, la façon Vincent, la façon Douna et je t’ai dit de lire Tonio, et tu liras Quentin qui la vit à fleur de couteau et m’enchante par sa façon de relancer à sa façon de chroniqueur épique cette devise de ma jeune peau : Je ne joue plus

Ne plus jouer ne va pas signifier qu’on ne jouera plus : c’est le contraire: ne plus jouer au sens de feindre, de se la jouer - ne viser qu’à jouer vraiment, gratuitement, pour rien, pour tout…


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