La deuxième histoire que montre le tableau est celle de la naissance miraculeuse de Jésus : à savoir un accouchement trans-membranaire à la mode des guérisseurs philippins…
Un accouchement sans douleurs
A une époque où toute conception procédait directement de Dieu, la fécondation miraculeuse de la Vierge Marie, au moment de l’Annonciation, ne posait guère de problèmes conceptuels : elle a fait l’objet de représentations et de gloses innombrables.
Mais l’évènement symétrique neuf mois plus tard, à savoir l’accouchement sans passer par les voies naturelles, a été très rarement illustré et commenté. Et de nos jours, les fééries secondaires de Noël (l’Etoile, les anges, les rois dans une étable) ont totalement éclipsé ce qui en était le miracle principal.
L’Eglise a en effet jeté le voile sur ce miracle, absent des évangiles canoniques, et a préféré au contraire mettre en exergue les douleurs de la Vierge au moment de l’Enfantement, pour en faire le modèle idéal de la mère chrétienne.
Mais au Moyen-Age, l’idée de Marie accouchant sans douleurs, nouvelle Eve échappant à la malédiction de la première, était fort populaire.
La vision de Sainte Brigitte
D’autant qu’en 1372, un scoop avait eu lieu : lors de l’accouchement particulièrement pénible de l’un de ses enfants, sainte Brigitte de Suède avait eu la vision de l’accouchement virginal, dans tous ses détails, et ses douleurs en avaient été instantanément soulagées.
Ce texte, qui fut très célèbre dans les années suivantes avant de tomber dans l’oubli, est une des sources de la Nativité de Campin.
Virgo peperit filium
C’est ce que qui est inscrit sur la banderole d’Azel , juste après son nom écrit en rouge : « Une Vierge a enfanté un fils » (Isaie, 7,14). Et c’est cette prophétie qui justifie à la fois la conception surnaturelle, et la naissance miraculeuse de Jésus.
Afin d’enfoncer le clou, remarquons que le mot « Virgo », sur la banderole, pointe vers le ventre de Marie, tandis que le mot « filium » pointe en direction de Jésus.
Le blanc manteau
Voici le début de la vision de Sainte Brigitte :
« Lorsque moi, Brigitte, étais à Bethléem, je vis une Vierge enceinte, affublée d’un blanc manteau et d’une subtile et fine tunique, au travers de laquelle je voyais la chair virginale, le ventre de laquelle était grandement plein, d’autant qu’elle était prête à enfanter. »
Sur le galon du manteau, Campin a rajouté, en lettres d’or, la salutation « Salve Regina » . Quant à la tunique, pour des raisons faciles à comprendre, il l’a rendue moins transparente que dans la vision de la sainte.
La bougie allumée
Voici la suite de la Vision :
« Il y avait avec elle un honnête vieillard, et tous deux avaient un bœuf et un âne; et étant, entrées dans une caverne, le vieillard, ayant lié le bœuf et l’âne à la crèche, porta une lampe allumée à la Sainte Vierge, et la ficha en la muraille, s’écartant un peu de la Sainte Vierge pendant qu’elle enfanterait. »
Dans les tableaux flamands, la lampe de Sainte Brigitte est en général traduite par une bougie allumée, qui offre l’avantage d’un riche symbolisme :
la flamme représente la vie fragile du nouveau-né, que la main de Joseph protège.
Les cheveux dénoués
Toujours Brigitte :
« Cette Vierge donc se déchaussa, quitta son manteau blanc, ôta le voile de sa tête et le mit auprès d’elle; et je vis ses cheveux beaux à merveille, comme des fleurs éparpillées sur sa tunique, sur ses épaules.«
Les cheveux dénoués de Marie crèvent l’écran, au centre du tableau, et font contraste avec les coiffes compliquées des sages-femmes : nudité capillaire fort provocante pour l’époque, mais justifiée par l’autorité de la sainte.
Accoucher vers l’Orient
« Or, toutes choses étant ainsi prêtes, la Sainte Vierge, ayant fléchi le genou, se mit avec une grande révérence en oraison; et elle tenait le dos contre la crèche, et la face levée vers le ciel vers l’orient; et ayant levé les mains et ayant les yeux fixés au ciel, elle était en extase, suspendue en une haute et sublime contemplation, enivrée des torrents de la divine douceur; et étant de la sorte en oraison, je vis le petit enfant se mouvoir dans son ventre et naître en un moment, duquel il sortait un si grand et ineffable éclat de lumière que le soleil ne lui était en rien comparable, ni l’éclat de la lumière que le bon vieillard avait mise en la muraille, car la splendeur divine de cet enfant avait anéanti la clarté de la lampe.«
Campin a suivi littéralement le texte de sainte Brigitte : il nous montre Marie, tournée vers l’Orient ; l’enfant auréolé, dont la lumière surnaturelle éclipse, comme le dit le texte, à la fois la lumière naturelle du soleil couchant (voir 1 Soleil en Décembre ) et la lumière artificielle de la bougie située juste à l’aplomb de sa tête.
Accoucher sur le pavé
Quant aux détails de l’accouchement lui-même, nous restons un peu sur notre faim, la visionnaire avouant elle-même avoir été bluffée par la rapidité de la chose, et se contentant de décrire le résultat :
« …et la manière de l’enfantement fut si subtile et si prompte que je ne pus connaître et discerner comment et en quelle partie elle se faisait. Je vis incontinent ce glorieux enfant, gisant à terre, nu et pur, la chair duquel était très-pure. Je vis aussi la peau secondine (le placenta) auprès de lui enveloppée et grandement pure. J’ouïs lors les chants mélodieux des anges, et soudain le ventre de la Vierge, qui était enflammé, se remit en sa naturelle consistance, et je vis son corps d’une beauté admirable, tendre et délicat. «
Ayant baissé la tête et joint les mains
Campin colle littéralement à la suite du texte, en nous montrant le moment exact où le mouvement reprend, mère et fils prenant conscience l’un de l’autre. Marie sort de son extase et joint les mains, tandis que l’enfant en retour commence à s’agiter :
« Or, la Vierge, sentant qu’elle avait enfanté, ayant baissé la tête et joint les mains, adora l’enfant avec grande révérence et lui dit : O mon Dieu et mon Seigneur, soyez le très-bien venu! Et lors l’enfant, pleurant et comme tremblotant de froid et de la dureté du pavé où il gisait, s’émouvait un peu, et étendait ses bras, cherchant quelque soulagement et la faveur de la Mère. »
Le nombril de Jésus
Nous ne résistons pas à donner la fin du texte de Sainte Brigitte, même si elle n’est pas représentée sur le tableau :
« La mère le prit lors en ses bras, le serra sur son sein, et l’échauffa sur sa poitrine avec des joies indicibles et avec une tendre et maternelle compassion. Et lors s’asseyant à terre, elle le mit en son giron et prit de ses doigts son nombril, qui soudain fut coupé, d’où il ne sortit ni sang ni aucune autre chose; et après elle l’enveloppa de petits drapeaux de lin et de laine, et avec des langes et des liens, elle serra son petit corps avec un bandeau qui était cousu en quatre lieux à la partie du drap de linge, et après, elle lui lia la tête. «
Campin a passé les détails cliniques du texte, qui pouvaient se lire mais pas se montrer : la tunique transparente, la « peau secondine » et le « ventre enflammé » . Mais il retrouve tout son réalisme pour nous présenter un des nouveaux-nés les plus crédibles de la peinture occidentale, certes auréolé, mais néanmoins si humain, avec ses tétons, son petit sexe et son nombril bien visibles.
La Nativité (rétable de Saint Vaast)
Jacques Daret, 1433-1435, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid
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Jetons un coup d’oeil côté Daret : s’inspire-t-il lui aussi de la vision de Sainte Brigitte ?
Le manteau bleu de Marie
Plus aucun rapport avec le manteau blanc de la vision.
La bougie de Joseph
A moitié éteinte et repoussée à côté du poteau, elle a perdu en grande partie l’intensité symbolique que Campin lui avait conférée en la plaçant juste à l’aplomb du bébé, métaphore évidente de la jeune vie.
L’auréole de Marie
Daret a rajouté une auréole à Marie, par raison de cohérence avec les trois autres panneaux du rétable de Saint Vaast (la Visitation, l’Adoration des Mages et la Présentation au Temple), qui montrent tous la Vierge et l’enfant auréolés.
Avec cette source supplémentaire de lumière, il s’éloigne du texte de Sainte Brigitte qui n’en mentionne que trois : la lumière surnaturelle de Jésus, qui éclipse la lumière terrestre de la bougie et la lumière céleste du soleil.
Apparté : Distribution d’auréoles
Dans les Nativités flamandes, les formules les plus courantes sont :
- trois auréoles pour désigner la Sainte Famille (Jésus, Marie, Joseph),
- deux auréoles (Jésus et Marie) pour souligner leur commune expérience du divin incarné
- aucune auréole
Le cas le plus rare est celui où seul Jésus porte une auréole, pour magnifier le caractère extraordinaire du Fils par rapport à sa mère humaine :
à coup sûr l’auréole unique signe l’influence de Sainte Brigitte.
Nativité
Petrus Christus, 1465, National Gallery of Art, Washington
A titre d’exemple amusant, cette Nativité de Petrus Christus, qui est passée, après nettoyage, de deux auréoles à zéro !
La méditation sur la lumière, les problèmes de représentation de l’accouchement miraculeux, la fidélité au texte qui préoccupaient tant Campin, sont passés à la trappe chez Daret. De la vision de Sainte Brigitte, il n’a conservé que trois détails pittoresques : les cheveux dénoués de Marie, la bougie de Joseph et l’enfant posé à même le sol.
Nativité la nuit
Geertgen tot Sint Jans 1484-90, National Gallery, London
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A l’apogée de l‘influence de la vision de Sainte Brigitte sur les Nativités des peintres flamands, une oeuvre extraordinaire, le premier tableau nocturne de la peinture occidentale, pousse à l’extrême le thème du Bébé Lumineux.
Daret nous montrait la lumière de l’Etoile arrosant la scène au travers des trous de la toiture. Ici le trajet des rayons s’inverse : ils remontent du bas vers le haut.
Posée dans l’angle du mur, on devine la gerbe dont le bébé a pris la place dans la mangeoire :
manière de suggérer que cette chair, rayonnante comme la gerbe, finira elle-aussi comestible.
De Joseph dans l’ombre, on voit la main droite recourbée – le même geste que pour protéger le flamme – mais la bougie est absente : il se peut qu’elle ait disparu lors des recoupes que le tableau a subies, ou même qu’elle n’ait jamais existé (on ne voit aucune tâche de lumière sur le vêtement de Joseph).
Geertgen tot Sint Jans (ou plutôt Hugo Van der Goes, puisque l’oeuvre est inspirée d’un tableau perdu de ce grand original) n’a conservé du texte de Sainte Brigitte que la méditation sur la lumière, mais dans une interprétation exacerbée :
- la lumière surnaturelle de Jésus irradie tout le tableau,
- la lumière terrestre de la bougie se duplique dans le feu allumé au loin par les bergers,
- et la lumière céleste est figurée, non plus par le soleil, mais par l’ange blafard en suspension…
…ange qui, tel la lune, se contente de refléter la lumière émise par le nouveau soleil tombé dans la mangeoire.
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