Daret est un des rares peintres, avec Campin, à avoir affronté l’épisode scabreux des sages-femmes. Nous allons voir comment il s’est tiré de ce problème de représentation, avec d’autant plus de mérite qu’à la différence de son maître, il n’a pas utilisé de phylactères.
La Nativité (rétable de Saint Vaast)
Jacques Daret, 1433-1435, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid
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La posture des sages-femmes
Les sages-femmes sont assez similaires à celles de Campin : Azel la croyante a la même position des mains, mais ici elle est vue de face et se trouve récompensée par une place d’honneur près de Marie, à l’intérieur de la crèche ; tandis que Salomé la sceptique, vue de profil avec ses deux mains pendantes, se trouve reléguée à moitié à l’extérieur. Incidemment, c’est elle qui porte une tresse rousse, preuve que celle-ci n’a probablement pas de caractère symbolique, ni positif ni négatif.
L’ange de Salomé
Là encore, Daret a simplifié : le petit ange au dessus de Salomé ne tient plus le lange de Jésus, mais rebrousse de sa main gauche un des pans de son long manteau blanc. De la main droite, il désigne l’enfant, et cette ligne passe exactement sur la main gauche d’Azel, qui elle-aussi montre l’enfant.
Les accessoires d’Azel
Azel porte trois objets suspendus à sa ceinture : de gauche à droite, un couteau posé sur le sol, une bourse suspendue par un ruban rouge, et un trousseau de clés comportant de nombreuses clés.
Remarquons que Joseph porte également trois objets à sa ceinture : une petite et un grande bourse, plus un étui vertical qui est lui aussi un couteau.
Le couteau des sage-femmes
Il était habituel que les maîtresses de maison suspendent clés et bourses à leur ceinture. La présence du couteau, accessoire masculin, s’explique pour Azel comme pour Salomé par leur métier : couper le cordon ombilical.
Les clés d’Azel
Les clés à la ceinture, ainsi que la bourse, indiquent un niveau plus élevé de responsabilité. Daret distribue les rôles plus normalement que Campin : c’est la sage-femme en chef, Azel, qui passe en premier pour inspecter Marie et proclamer sa virginité, et la sage-femme adjointe qui doute. Tandis que Campin, moins hiérarchique, et plus intéressé par la vraisemblance psycholoque, associe la foi à la jeune femme et le scepticisme à la femme d’expérience.
Mais les clés, suspendues juste au dessus de la tête du bébé obéissent sans doute à une autre nécessité : servir d’emblème parlant de la Virginité. N’oublions pas que l’histoire des sages-femmes, bien que connue, était très rarement représentée, et n’obéissait à aucune tradition iconographique. Ne disposant pas de phylactères pour identifier les personnages et expliciter le scénario, Daret a dû forcer sur les attributs pour permettre aux spectateurs de distinguer les deux sages-femmes : reliant le ventre de Marie et l’enfant-Jésus, le trousseau de clés représente donc l’équivalent visuel de l’anaphore d’Azel : « Vierge elle a conçu, vierge elle a enfanté, vierge elle est demeurée. »
Les attributs de Salomé
L’accoutrement de Salomé est très exotique : le turban, la perle à l’oreille, les riches pierreries, les festons ornées de fourrure de la robe, soulignent son orgueil et produisent un effet d’étrangeté. Mais que dire de l‘interminable ceinture de cuir, cloutée d’or, qui se déroule dans son dos jusqu’à traîner par terre ? Et de quelle l’utilité est la courroie tressée, terminée par une broche dorée, qui pend devant elle ? Nous ne sommes plus ici dans l’exotisme, mais carrément dans l’excentricité.
Si les clés représentent l’opinion d’Azel sur Marie, les attributs de Salomé devraient proclamer l’opinion inverse : Marie n’est pas intacte.
La ceinture de cuir
La ceinture de cuir qui pend dans le dos devait crever les yeux des contemporains, d’autant que Daret a pris soin de la faire se terminer par un noeud : « dénouer sa ceinture », c’est se marier, perdre sa virginité.
L’association entre vertu et ceinture date de l’antiquité classique. Voir par exemple ce passage très connu et croustillant où Saint Augustin ironise sur le nombre de dieux nécessaires pour la consommation d’un mariage païen :
« Pourquoi… remplir la chambre nuptiale d’une foule de divinités? Est-ce pour que l’idée de leur présence rende les époux plus retenus? non; c’est pour aider une jeune fille, faible et tremblante, à faire le sacrifice de sa virginité. Voici en effet la déesse Virginiensis qui arrive avec le père Subigus, la mère Prèma, la déesse Pertunda, Vénus et Priape. Qu’est-ce à dire? s’il fallait absolument que les dieux vinssent en aide à la besogne du mari, un seul dieu ne suffisait-il pas, ou même une seule déesse? n’était-ce pas assez de Vénus, puisque c’est elle dont la puissance est, dit-on, nécessaire pour qu’une femme cesse d’être vierge? S’il reste aux hommes une pudeur que n’ont pas les dieux, les mariés, à la seule pensée de tous ces dieux et de toutes ces déesses qui viennent les aider à l’ouvrage, n’éprouveront-ils pas une confusion qui diminuera l’ardeur d’un des époux et accroîtra la résistance de l’autre? D’ailleurs, si la déesse Virginiensis est là pour dénouer la ceinture de l’épousée, le dieu Subigus pour la mettre aux bras du mari, la déesse Préma pour la maîtriser et l’empêcher de se débattre, à quoi bon encore la déesse Pertunda? » Saint Augustin, La Cité de Dieu, Livre Sixième, Chapitre IX : des attributions particulières de chaque dieu.
La courroie et le couteau
La courroie qui pend devant Salomé réitère l’emblème, mais avec une connotation menaçante : avec sa broche en guise de tête, ses tresses en guise d’écailles, elle évoque un serpent prêt à bondir sur l’enfant-Jésus. De plus, elle conduit le regard jusqu’au genou gauche de la sage-femme, qui dissimule en partie le couteau. Les deux, courroie-serpent et couteau caché, chargent négativement la figure de Salomé.
En outre, la tresse incoupable à côté du couteau resté dans l’étui constituent un couple ironique, qui moque l’arrogance de la sage-femme trop sûre d’elle-même, et souligne son inutilité : pas besoin de couteau puisque les doigts de Marie ont suffi pour couper le cordon, aussi facilement qu’on dégraffe une broche. Comme nous l’explique Sainte Brigitte : « lors s’asseyant à terre, elle le mit en son giron et prit de ses doigts son nombril, qui soudain fut coupé, d’où il ne sortit ni sang ni aucune autre chose. »
Des accessoires parlants
Ainsi l’explication des accessoires des sages-femmes est à rechercher moins dans leur utilité pratique, que dans leur utilité symbolique. Daret s’en sert pour pallier l’absence des phylactères et les faire parler à la place des sages-femmes : les clés d’Azel proclament la Virginité de Marie, tandis que la ceinture dénouée de Salomé prétend qu’il s’agit d’une conception ordinaire ; et la courroie-serpent évoque probablement le Péché Originel, prêt à frapper toute la descendance d’Eve.
Les quatre oiseaux
De manière générale, par rapport à Campin, Daret simplifie, élague, retranche. Mais il lui arrive aussi d’innover : il a ajouté quatre oiseaux, qui partagent le toit avec les quatre anges.
Cependant, leur disposition n’a aucun rapport avec celle des anges, mais semble plutôt en relation avec l’occupant de la crèche situé juste en dessous : au point que la posture-même des oiseaux imite celle des personnages : profil droit pour le premier oiseau, au dessus de l’âne et du boeuf ; de dos et profil gauche, pour les deux suivants, au dessus d’Azel (de face) et de Salomé (profil gauche) ; enfin profil gauche pour l’oiseau du bas, au-dessus de l’enfant Jésus (profil gauche).
Il vaut la peine de se demander si ces correspondances sont juste un jeu formel, ou si les oiseaux entretiennent, avec le personnage du dessous, une affinité symbolique.
La bergeronnette
L’oiseau de gauche, avec sa gorge jaune, peut être soit une mésange, soit une bergeronnette printanière. Nous opterons pour cette dernière identification, la bergeronnette étant ainsi nommée parce que ce sympathique oiseau se perche sur le dos du bétail, qu’il débarrasse des vermines. Sa position au-dessus de l’âne et du boeuf est donc un détail amusant.
Les deux hirondelles
Remarquons tout d’abord que la présence d’hirondelles en décembre est une incongruité que les spectateurs, d’une culture moins citadine que la nôtre, devaient forcément remarquer.
Daret échappe ici au réalisme de Campin, et fait passer le symbole devant l’histoire naturelle : campées sur le faîte du toit, les hirondelles font pendant aux glaçons, et annoncent au beau milieu de l’hiver la venue d’un printemps miraculeux.
Les deux hirondelles ont-elles, en plus, un rapport avec les deux sages-femmes qu’elles surplombent ? Daret les a peut être choisies comme symbole des soins aux nouveaux-nés : depuis Pline et Aristote, on croyait en effet que les hirondelles soignaient les yeux de leurs petits, nés aveugles, avec du jus de chélidoine.
Le chardonneret
La présence du chardonneret au dessus de Jésus est tout à fait limpide : cet oiseau est un symbole très courant de la Passion car, selon la légende, un chardonneret amateur d’épines se serait posé sur la couronne du Christ en Croix, d’où la tâche rouge sur sa tête.
Pour traiter l’histoire des sages-femmes, Daret s’est inspiré de Campin, non sans le banaliser : il restitue l’opinion correcte à la sage-femme experte, et attribue l’incrédulité à la jeune écervelée. Faute de phylactères, il est contraint de forcer le trait en leur faisant porter les emblèmes parlants de leur opinion : les clés pour la virginité, la ceinture dénouée pour l’acte charnel. Quant à la courroie surnuméraire, mi-serpent mi-cordon ombilical, son inutilité pratique a dû déconcerter plus d’un spectateur.
L’idée d’associer des animaux aux personnages développe probalement l’analogie que Campin suggérait entre le couple âne/boeuf et le couple Salomé/Azel. Toujours est-il que les oiseaux, visiteurs du toit avec les anges, sont de charmants faire-valoir des locataires du rez-de-chaussée :
- la bergeronnette épouille le bétail,
- les hirondelles sage-femmes soignent les nouveaux-nés,
- le chardonneret, plus tard, compatira avec Jésus sur la Croix.