Chez Campin comme chez Daret, le vieux bois et le jeune bois étayent la dialectique de l’Ancienne et de la Nouvelle Ere. Mais la crèche du Maître ne se limite pas à cette seule symbolique…
La cloison de torchis : l’Ancienne Ere
La cloison de torchis en ruine est faite avec les matériaux de l’Ancienne Ere : un mélange de paille, d’argile, de lattis de mauvaise qualité et de poutres de récupération. Ces poutres montrent les signes d’un projet (encoches, mortaises), mais celui-ci est indéchiffrable. En surface, elles sont travaillé par les vers, mais l’âme reste forte.
Ajourée par le temps et les vents, la cloison s’est réduite à une sorte de cage fictive, au travers de laquelle on voit les animaux.
Selon l’interprétation traditionnelle, l’âne et le boeuf représentent les cultes anciens : le judaïsme pour l’âne et les religions païennes pour le taureau (animal sacrificiel).
Selon une interprétation plus péjorative, les deux animaux représentent les deux peuples auquels la Révélation s’adresse : l’âne debout serait le peuple juif (qui a refusé de s’incliner devant le Christ) et le boeuf couché serait les Gentils (peuples non juifs).
La porte et la cloison de bois : la Nouvelle Ere
Vu par Campin, la Nouvelle Ere n’est pas une réparation de fortune, comme les arbres hâtivement cloutés de Daret : c’est une reconstruction organisée, systématique.
Le Monde du Christ sera un monde bien menuisé, orthogonal, muni de dispositifs pratiques (clenche, serrure, crochet), de renforcements efficaces contre le Mal (planches cloutées) :
c’est un monde qui fermera bien.
La crèche en reconstruction
Dans le sens naturel de lecture, le côté gauche représente le passé, le côté droit l’avenir. Campin s’appuie sur cette convention pour nous amener à la conclusion logique : la crèche n’est pas abandonnée, elle est en travaux, en cours de reconstruction.
L’idée de comparer la naissance de Jésus à la reconstruction d’un bâtiment n’est pas une invention de Campin : elle se base sur un passage de la Bible :
« En ce jour-là, je relèverai la hutte de David qui est tombée ; je réparerai ses brèches, je relèverai ses ruines, et je la rebâtirai telle qu’aux jours d’autrefois ».(Amos, 9, 1). Ce verset a d’ailleurs servi de base à la tradition selon laquelle la crèche se serait située à l’intérieur du palais de David, à Bethléem.
Aparté sur l’iconographie de la crèche
Dans l’iconographie de la Nativité, les représentations les plus anciennes de la Crèche sont une grotte, ou un abri de fortune, qui se limitent à illustrer l’idée de pauvreté, de précarité.
Après 1440, l’idée que la Nativité constitue une transition entre deux époques sera exploitée par les peintres de l’Ecole du Nord, qui montreront souvent un bâtiment en ruine s’opposant à un bâtiment restauré ; ou bien un édifice de style archaïsant, à côté d’un édifice gothique.
Les peintres italiens, eux, situeront plutôt leurs crèches dans les ruines d’un ancien temple romain. Car selon la Légende Dorée, les Romains avaient élevé à la Paix un temple magnifique, pour lequel Apollon avait rendu cet oracle : il durera « jusqu’au moment où une vierge enfantera». Bien sûr ce temple s’écroula la nuit de Noël.
Le Mariage de la Vierge
Campin, 1420, Prado, Madrid
Robert_Campin_The_Marriage_of_MaryCliquer pour agrandir
Campin avait déjà eu l’idée d’utiliser un édifice en reconstruction (de style composite à gauche, de style gothique à droite) pour signifier le remplacement du monde de l’Ancien Testament par celui du Nouveau Testament.
Pour la crèche de sa Nativité, il a suivi exactement le même schéma, mais de manière si discrète qu’il est passé jusqu’ici totalement inaperçu.
La crèche-ventre
Le symbolisme des deux époques est clair, mais on pressent qu’il n’épuise pas toutes les potentialités d’une construction aussi profondément méditée. A quoi rime l’invention de la cloison amovible, qui crève les yeux dès lors qu’on a pris conscience de son manque ? La crèche de Campin ne fonctionnerait-elle pas sur un second registre symbolique, encore moins immédiat ? N’oublions pas la seconde histoire que nous raconte le panneau : « la Naissance miraculeuse »…
La porte à deux battants
La porte est si banale, pour une étable – le battant du haut avec sa serrure, le battant du bas avec sa clenche – que nous ne pensons pas à théoriser. Et pourtant, juste dans le dos de Marie, cette ouverture double ne peut pas échapper à une forte charge symbolique.
Le battant du haut représenterait-t-il la Virginité de Marie ? Difficilement : le fait qu’il grand ouvert brouille l’idée de verrouillage. Il nous faut plutôt raisonner sur l’opposition entre la serrure et la clenche : l’une ne peut être ouverte que par une seule clé, tandis que l’autre est disponible à tous les appuis. Et aussi sur la destination des deux battants : celui du haut s’ouvre pour les bergers, autrement dit les hommes de bonne volonté ; celui du bas est pour les animaux.
La double porte pourrait représenter l’alternative sexuelle qui s’offre à toute femme : en haut la Fidélité, en bas l’Infidélité (l’ouverture facile, la voie de l’animalité).
La cloison de bois
La cloison de bois plein, dans le dos du prude Joseph, pourrait représenter l’attitude radicale, l’abstention de pénétration : autrement dit l’Abstinence.
La cloison de torchis
Sous ce nouveau point de vue, la cloison de torchis devient vraiment louche, avec ses béances hérissées de baguettes cassées ou tordues.
De l’extérieur vers l’intérieur, elle donne, dans le domaine immobilier, l’idée de l’effraction, et dans le domaine corporel, celle de la Défloration.
Considérée de l’intérieur vers l’extérieur, elle fournit une métaphore assez frappante de l’Accouchement dans la Douleur, malédiction des filles d’Eve.
La cloison amovible
Et le cloison manquante, celle que l’on ne voit pas ? Plutôt que de la penser comme une cloison amovible, visualisons-la comme une cloison immatérielle, transparente, juste à l’aplomb de l’Enfant Jésus… En contraste avec la cloison de torchis – le Ventre d’Eve -, c’est bien le Ventre de Marie, miraculeusement perméable au moment de l’Incarnation Virginale (dans le sens Entrée) comme au moment de l’Accouchement Miraculeux (dans le sens Sortie), que Campin a eu, peut-être, le culot de nous suggérer.
Posée comme un modèle d’anatomie devant la dispute des sages-femmes, la crèche expose, sur trois côtés, trois visions de la procréation :
- à gauche, la cloison de torchis et son trou illustrent la conception « Ancien Testament » de la chose : Défloration et Accouchement dans la douleur se confondent, sur un fond d’animalité : c’est la malédiction des filles d’Eve.
- à droite, la cloison de bois et sa porte développent la vision « Nouveau Testament« , modernisée, qui offre trois possibilités aux hommes et aux femmes : l’Abstinence, la Fidélité ou l’Infidélité (pour celles qui préfèrent vivent à quatre pattes).
- enfin, orthogonale au panneau « Ancien Testament », qu’elle vient contrarier, mais visuellement superposée au panneau « Nouveau Testament », qu’elle inspire,
la cloison invisible représente l’idéal marial : la perméabilité absolue au divin.