Le pont Kyo et la berge de bambous de la rivière Sumida
Hiroshige, 1857 – Cent vues de sites célèbres d’Edo
Changeons de siècle et de continent. Le thème du pont est récurrent dans l’Art Japonais, mais celui du pont sous le pont n’est pas si fréquent. Hiroshige nous en montre ici trois en enfilade, avec une embarcation sous chacun.
Le long de la rive de gauche, des radeaux de bambous descendent librement la rivière, croisant la barque qui remonte. Le rempart ininterrompu qui ferme la rive est un stock de poteaux de bambous, le matériau de base de la construction tokyoïte. Sur la lanterne rouge du personnage qui vient de dépasser le milieu du pont, les caractères « Hori-Take » constituent la signature discrète de Yokogawa Hori-Take, le graveur de l’estampe, dont le nom est un hommage au sujet puisqu’il signifie littéralement « graveur-bambou ».
La composition est décentrée, mais savamment équilibrée : les poteaux à bulbe qui marquent le milieu du pont désignent en bas la barque en croissant qui passe lentement sur la rivière, en haut la pleine lune qui passe lentement dans le ciel.
Feu d’artifice au pont Ryogoku
Hiroshige, 1857 – Cent vues de sites célèbres d’Edo
Hiroshige fut sans doute le seul véritable peintre-pompier, puisque telle était sa profession : de ses innombrables dessins (plusieurs milliers), il ne tira jamais qu’un revenu d’appoint.
A Tokyo, les pompiers prenaient leurs gardes sur de hautes tours de bambous, ce qui explique peut être le point de vue plongeant de nombre de ses estampes. A l’époque des Cent vues de sites célèbres d’Edo, il avait pris sa retraite du service actif, mais son regard distancié sur la foule qui se presse sur le pont pour admirer le feu d’artifice, et sur la flotille de bateaux en dessous, reste le regard d’un professionnel du feu.
Sachant qu’à cette époque il avait perdu sa femme et son fils unique, la trajectoire interrompue de l’unique fusée, contrastant avec la stabilité des étoiles innombrables, peut être interprétée comme une image de la vie humaine, solitaire et transitoire, au sein d’un monde immuable.
Et le pont sous le pont, là dedans ?
C’est bien sûr le pont de bois, sous le pont de feu parabolique.
Symphonie en brun et argent : le vieux pont de Battersea
James McNeill Whistler 1859-63. Addison Gallery of American Art, Phillips Academy, Andover, Massachusetts.
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Le vieux pont de Battersea, construit en 1771-1772, avec ses poteaux trapus et son tablier bas, était un goulot d’étranglement sur la Tamise : par temps de brouillard, il faisait le malheur des bateliers et le bonheur des artistes.
Agé d’une petite trentaine, Whistler habitait à Chelsea, au 7, Lindsey Row (aujourd’hui 101 Cheyne Walk), au bord de la Tamise. Contrairement à ce qui est dit souvent, il n’a pas peint cette vue depuis sa maison, mais depuis un endroit situé sur la même rive, à l’Est du pont.
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On voit sur l’autre rive des bâtiments industriels (une fonderie, une usine à plomb, une usine chimique, un entrepôt de bois, une usine de thérébenthine). Et côté Chelsea, sur la plage, un groupe d’hommes occupés à mettre à l’eau une barque.
Rien de bien intéressant dans le tableau : sinon que sa composition semble calquée sur le Feu d’artifice d’Hiroshige (en retournant l’estampe pour la mettre dans le sens de lecture occidental).
Pure coïncidence puisqu’à l’époque du tableau, Hiroshige venait de mourir à Tokyo (en 1858), et les Cent vues de sites célèbres d’Edo, sa dernière série, n’était pas encore connue en Occident.
Nocturne: étude pour le pont de Battersea
1872-1873, pastel, Freer Gallery of Art, Londres
Dix ans plus tard, Whistler est passé du réalisme à l’impressionnisme, de la série des « Symphonies » à la série des « Noctures« . Voici ce qu’il dit lui-même de cette nouvelle veine picturale, à laquelle il devra sa célébrité tapageuse :
« Lorsque la brume du soir habille de poésie les rives… les hautes cheminées deviennent des campaniles, les entrepôts des palais dans la nuit, et la ville entière est suspendue dans le ciel, et le pays des fées est devant nos yeux. »
Il s’intéresse à nouveau au vieux pont, mais vu cette fois depuis l’autre rive, et réduit à un unique poteau.
Rien de bien intéressant dans cette étude : sinon que sa composition semble calquée sur Le pont Kyo et la berge de bambous d’Hiroshige (là encore en retournant l’estampe) : la barque en bas à gauche du pilier, les passants sur la tablier, la lune, et au fond à droite des échafaudages aussi fins que des bambous.
Pure coïncidence ? Moins sûr, car à l’époque des Nocturnes, Whistler était tellement imbibé d’art japonais qu’il se considérait lui-même comme un peintre japonais à Londres.
Nocturne en Bleu et Or : le vieux pont de Battersea
1872, Tate Britain, Londres
Pont_Sous_Pont_Whistler_Blue_and_Gold_Old_Battersea_BridgeCliquer pour agrandir
Pour comprendre le choc culturel que représenta l’exposition des Nocturnes en 1877, rien de tel que de se replonger dans les débats du célèbre procès que Whistler intenta au critique d’art Ruskin pour l’avoir diffamé en ces termes : « J’ai vu beaucoup d’impudence Cockney jusqu’ici mais jamais je n’avais pensé entendre un jour un petit maître demander deux cents guinées pour jeter un pot de peinture à la face du public ».
L’affaire Whistler contre Ruskin
Ce tableau, avec six autres, fut produit comme pièce à conviction devant la cour. Voici le dialogue qui s’engagea à son propos, entre le Juge et Whistler.
- Whistler : Il représente le vieux pont de Battersea au clair de lune.
- Le Juge : Est-ce que cette partie en haut du tableau est le vieux pont de Battersea ? Et ces figures en haut du pont sont sensées être des gens ?
- Whistler : Ils sont ce que vous voulez.
- Le Juge : C’est une barge, en dessous ?
- Whistler : Oui, je suis très flatté que vous ayez vu cela. Le tableau est simplement une représentation du clair de lune. Toute mon idée était d’arriver à une certaine harmonie de couleurs.
- Le Juge : Combien de temps avez-vous mis pour peindre ce tableau ?
- Whistler : Je l’ai fini en un jour, après avoir arrangé l’idée dans mon esprit.
The life of James Mc Neill Whistler, E.R. and J.Pennell, Philadelphia, 1911, p 171
Le verdict
Ruskin ne vint pas au procès, pris d’un des ses accès habituels de folie, et fut condamné à un farthing symbolique. Whistler y gagna la notoriété mais y perdit beaucoup d’argent, ce qui devait contribuer plus tard à sa faillite.
La composition
Le pilier unique s’est déployé comme une antenne télescopique, propulsant le tablier tout en haut du tableau.
Malgré cette extraordinaire distorsion, le panorama à l’arrière reste plus précis que dans le pastel : on reconnait dans le brouillard, à gauche du pilier, le clocher trapu de Chelsea Old Church.
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L’illusion de la barque qui lévite
La barque, bien identifiée par Le Juge Qui Ne Voyait Pas Le Pont, produit une illusion d’optique parfaitement maîtrisée : avec son sillage sombre, à gauche du pilier, et sa coque à droite, elle ressemble à une sorte de reflet du pont. Cette symétrie donne l’impression que la partie droite de la barque se relève, comme attirée par le tablier qui s’incline.
En fait, la barque est juste en train de tourner autour du pilier en se dirigeant vers nous, comme le prouve le fanal à l’avant.
Ou comment le « pays des fées » fait intrusion sur la Tamise, « lorsque la brume du soir habille de poésie les rives ».
Un clair de lune invisible
Bizarrement, lorsque Whistler affirme par deux fois que le pont est vu « au clair de lune », le juge ne demande pas où est la lune. Et personne ne dit mot des autres effets lumineux : les lanternes sur la rive de Chelsea, la fusée jaune qui monte, et la poussière d’étoiles qui retombe. Personne ne mentionne que les badauds du pont observent un feu d’artifice, tandis qu’en bas le batelier indifférent lui tourne le dos.
Tout se passe comme si c’était non pas le tableau, mais l’étude au pastel, qui avait été produite devant la cour.
Pourtant, c’est bien ce tableau-ci qui pour Whistler représentait un clair de lune : comme si, au travers du motif il voyait, superposés dans sa mémoire, l’étude qui l’avait précédé, et encore avant, la Berge de bambous d’Hiroshige.
Hiroshige bien digéré
Restituer l’image sur la toile n’a pris qu’une journée à Whistler, mais en former l’idée dans son esprit a dû nécessiter un long processus de condensation et d’élimination.
De la « Berge de bambous d’Hiroshige, il a conservé l’idée du pilier unique, de la barque qui vient juste de passer sous le pont (vers l’avant au lieu de l’arrière), et peut être les lampions des piétons, transformés en lanternes de Chelsea. Enfin, il a conservé la pleine lune, mais visible pour lui-seul.
Du Feu d’artifice il a retenu les étoiles, et la parabole montante.
L’effet et la cause
Il est pratiquement impossible que Whistler ait connu le Feu d’artifice dès 1860, quand il peignait sa première version de Old Battersea Bridge. Mais il est très possible en revanche, que vers 1870, en contemplant les Cent vues de sites célèbres d’Edo pour préparer les Nocturnes, cette estampe lui ait sauté aux yeux tant la composition d’Hiroshige ressemblait à celle de son ancien tableau, et le pont japonais au pont anglais.
Communauté des conceptions esthétiques, ou influence à distance du vieux maître mort sur son lointain disciple anglais, cette coïncidence de composition explique peut être pourquoi, dans l’esprit de Whistler, l’idée est née d’associer les deux sujets, le pont de Battersea et le feu d’artifice.
Et pourquoi, in fine, la fusée a chassé la lune.
Le pont sous le pont
- Et le pont sous le pont - dirait Le Juge à l’Oeil de Lynx- ce ne serait pas par hasard ce fatras, au fond à droite ?
- Je suis très flatté que vous ayez vu cela – dirait Whistler. Les échafaudages de bambou, dans mon étude, et la silhouette à peine visible, dans le tableau, c’est bien l’Albert Bridge, qui était justement en construction à l’époque.
Un siècle et demi plus tard, le vieux pont de Battersea a disparu, mais il y a toujours des feux d’artifice sur l’Albert Bridge.
La fin du Old Westminster
Whistler, 1862, Museum of Fine Arts, Boston
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Avant de quitter la Tamise pour la Seine, et Whistler pour Monet, jetons un dernier d’oeil à ce fameux Pont de Westminster : Canaletto l’avait vu construire et Whistler, un siècle plus tard, va le voir reconstruire.
Le vieux pont a déjà complètement disparu, englouti dans un manchon d’échafaudages. Et à droite, des fourmis humaines s’affairent à dégager, comme une libellule hors de sa chrysalide, l‘arche verte du nouveau pont.