3 Sous le pont neuf

Publié le 29 novembre 2011 par Albrecht

Dans sa vieillesse à  Giverny, Monet peindra 45 fois son fameux petit pont japonais. Mais son goût pour les arches remonte bien avant. Dès les années 1875, alors qu’il habite Argenteuil,  l’artiste de trente cinq ans en peint une série, où le pont importe  moins que ce qui se passe dessous.

Argenteuil, le pont en réparation

Claude Monet, 1872, Fitzwilliam Museum, Cambridge

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En 1872, Monet s’intéresse au pont routier, démoli pendant la guerre de 1870, et qui est alors en cours de reconstruction. La vue est prise depuis la rive du Petit-Gennevilliers, en face d’Argenteuil.

Sur le tablier de fortune, les embouteillages ont repris, mêlant inextricablement fiacres et gens.

Sous l’ouvrage, les échafaudages forment un treillis dense qui semble barrer complètement le fleuve. Surprise : un petit canot à vapeur a réussi à passer et se dirige vers la droite, avec à l’avant la seule silhouette humaine identifiable du tableau.

S’il y a une idée à saisir, c’est celle de ce navigateur solitaire, libre comme l’eau et comme la vapeur, qui contraste avec la compression  des masses humaines entre les rambardes du pont et le rideau d’arbres qui ferme l’horizon.

La Passerelle d’Argenteuil

Alfred Sisley , 1872, Musée d’Orsay, Paris

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Nous avons la chance de pouvoir monter sur cette passerelle provisoire, qui sera détruite dès 1874 et remplacée par le nouveau pont en pierre et acier. Sysley a placé son chevalet plus près d’Argenteuil, à peu près à mi-rives. On retrouve au fond le rideau d’arbre de Monet, mais sans aucune impression d’enfermement : le barrage hérissé de poutres s’est transformé, vu d’en haut, en une paisible promenade piétonnière.

Argenteuil, le pont en réparation

Claude Monet, 1872, Fondation Rau pour le Tiers-Monde, Zurich

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Dans cette autre version, Monet nous montre le pont toujours depuis la rive du Petit-Gennevilliers, mais de face, et la composition modifie complètement le message.

En haut, en ombres chinoises, les fiacres et les piétons se dirigent pour la plupart vers Argenteuil sur la droite, rentrant de Paris. Nous sommes donc le soir, dans la paix retrouvée du crépuscule.

En bas, le pont n’est plus un barrage, mais une arche largement ouverte sur le fleuve. Le tablier et son reflet forment un cadre pour un paysage à l’intérieur du paysage : on y voit une maison jaune au centre d’un petit port de plaisance, un canot qui s’en va tranquillement vers le lointain (comme le montre sa fumée légèrement inclinée vers la droite), et au centre une construction qui ressemble à une église.

Seuls les treillis de poutres, sur la droite, rappellent qu’il y a eu ici, il n’y a pas si longtemps, une guerre.

 Le Pont d’Argenteuil

Claude Monet, 1874, Musée d’Orsay, Paris

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En 1874, les travaux sont terminées, le pont est flambant neuf.  Sous la dernière arche, on devine l’avant d’une péniche, garée sous le pont.  En face l’ancienne maison du passeur est maintenant devenue une guinguette, au début d’une promenade boisée qui s’étend largrement vers l’Ouest, sur la gauche du tableau.

Argenteuil, fin d’après-midi

Claude Monet, 1874, Collection particulière

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Voici une vue de cette promenade, qui nous permet d’identifier la silhouette qui ressemblait à une église : il s’agit en fait d’une bâtisse avec tourelle, entourée de deux cheminées.

Les charbonniers ou Les chargeurs de charbon

Claude Monet, 1875, Paris musée d’Orsay

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En 1875, Monet va se servir du pont neuf pour un tout autre message : un tableau très exceptionnel : l’unique tableau où l’artiste amoureux de la lumière esquisse une critique sociale.

L’emplacement

Cette fois, Monet n’a pas traversé la Seine, mais a planté son chevalet chez lui, côté Argenteuil, précisément sous l’arche où la péniche était garée.  Ce n’est plus le maison à tourelle qui se découpe sur l’horizon mais des cheminées fumantes, et la rive dénudée ne ressemble en rien à la paisible promenade boisée.

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L’arche sous l’arche

Il y a bien un pont à l’Ouest d’Argenteuil : celui de Bezons, qui n’a lui aussi pas eu beaucoup de chance. Détruit en 1815 lors des Cent Jours, puis en 1870, puis à nouveau en 1940. Le voici du temps de Monet.

Et voici son remplaçant d’aujourd’hui, à peine visible au loin,  depuis le remplaçant du pont d’Argenteuil.

Monet_PontNeuf_Aujourdhui
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Monet a donc complètement retravaillé le paysage : il a  transformé la promenade boisée des dimanches en enfer ouvrier et, en ne conservant du pont de Bezons qu’une arche unique, il a retrouvé le thème de l’arche sous l’arche inauguré par Piranèse, et l’effet de profondeur qui en découle.

L’impression de profondeur

Elle est renforcée par deux multitudes de tailles décroissantes : à droite les silhouettes d’hommes, grouillantes comme des fourmis ; à gauche la file ininterrompue des bateaux à l’arrêt.  Et ces verticales qui scandent la profondeur, silhouettes noires et  mâts, semblent destinées à fusionner, à l’horizon, dans les cheminées des usines.

Bateaux et hommes servent le même maître lointain : l’industrie et son appétit insatiable.   

Les forçats du charbon

Ces déchargeurs ou « coltineurs » de charbon, Monet pouvait les observer depuis le pont de chemin de fer juste à côté, à chaque fois qu’il se rendait à Paris.  Un travail harassant sous le poids des corbeilles portées à l’épaule ; et dangereux  à cause des longues poutres sur lesquelles il fallait remonter à pleine charge.

Dans  les péniches

A peine distincts du charbon qu’ils viennent charger, quatre ou cinq silhouettes réduites à des zigzags sales se  devinent dans la première péniche. Des planches courbées sont empilées en deux tas : ce sont les éléments du pont amovible qui protégeait de la pluie le précieux matériau.

Les poutres

Monet nous montre cinq poutres menant à la première péniche. Malgré le schématisme des silhouettes, il a pris soin de différencier les coltineurs qui descendent et ceux qui montent. Ainsi,  de la poutre du premier plan à la cinquième,  les sens de parcours alternent : trois coltineurs descendent, trois remontent, une poutre vide ; puis deux coltineurs descendent, et deux remontent.  Ainsi les poids s’équilibrent et les hommes réduits à des signes semblent obéir à un rythme imposé, comme des notes de musique fichées sur les cinq lignes de la portée.

Nous retrouvons là l’intérêt de Monet pour la logique du travail en commun, que nous avions déjà remarqué dans Les hommes de l’estran.

Les cordes

Depuis chaque péniche, un trait de couleur claire descend vers l’eau. Il s’agit sans doute non pas d’une planches, mais du cordage qui les arrime à ce port de pauvre,  sans quai, improvisé à même la terre. Graphiquement, les cordes s’entrecroisent avec les poutres , et les ombres des cordes les recroisent à leur tour, selon un motif en X qui a dû attirer l’oeil du peintre.

Les mâts

En plus des poutres et des cordes, les mâts des deux péniches, qui visuellement heurtent le tablier du pont, accentuent l’impression d’immobilisation, d’ancrage dans une réalité implacable : ne peuvent lui  échapper  ni les bateaux assujettis à la berge, ni les hommes qui s’y épuisent.

Un monde bidimentionnel

Le paradoxe voulu du tableau, c’est qu’il combine une magnifique échappée dans la profondeur avec des mouvements qui ne peuvent s’effectuer que dans le plan du tableau, comme si toutes ces figurines humaines étaient contraintes à vivre dans un monde bidimentionnel.

En haut, piétons et attelages  circulent dans les deux sens : ce pont est un vrai pont, qui mène vraiment à une autre rive.

En bas, les coltineurs montent et descendent le long des poutres, ces faux ponts qui ne font que les ramener, indéfiniment, d’une réalité fangeuse à une réalité charbonnière, du lourd au vide, comme des sysiphes modernes.

Le Coltineur de charbon

Henri Gervex, 1882, Musée des Beaux Arts, Lille

En 1882, Gervex donnera une vision officielle, aseptisée, d’une de ces fourmis tragiques que Monet ne nous montrait que de loin.

Nous sommes au Bassin de la Villette, en plein Paris, un vrai quai en pierre taillée. Le tableau est construit avec didactisme.

Premièrement, à l’arrière-plan à droite, une péniche pleine arrive, avec son pont couvert au ras de l’eau ; deuxièmement, l’oeil passe à la péniche vide derrière l’homme ; puis troisièmement à la corbeille pleine sur son épaule, jusqu’à la corbeille vide du premier plan. Au fond, les cheminées fumantes expliquent à quoi sert le charbon.

Ainsi le bateau et l’homme se complètent harmonieusement dans ce transport profitable de l’Or Noir de l’époque, depuis les mines jusqu’à  la capitale, et il semble que le déchargement ne soit guère plus fatiguant que la navigation sur les canaux.

Le travailleur, pantalon de velours,  torse immaculé et moustache virile, descend d’un air grave, insouciant du poids de sa charge et pénétré par l’importance de sa tâche. Notons que sept ans après Monet, la condition ouvrière s’est grandement améliorée : on a enfin songé à mettre le quai plus bas que le bateau. En outre, on a supprimé le côté ingrat de la tâche : le moment où il faut plonger dans le charbon.

Le coltinage selon Gervex, c’est porter avec dignité un panier qui ne salit pas et qui se remplit tout seul.