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4 Le pont du chemin de fer

Publié le 29 novembre 2011 par Albrecht

4 Le pont du chemin de fer

Le Pont d’Argenteuil, temps gris

Monet, 1874, National Gallery of Art, Washington.

Le Pont d'Argenteuil, temps gris  Monet, 1874

Passons de l’autre côté du pont routier et regardons désormais dans l’autre sens, vers l’Est. Nous retrouvons au premier plan la maison jaune au centre du port de plaisance. Au fond apparaît le nouvel ouvrage d’art dont nous allons maintenant parler : le pont du chemin de fer d’Argenteuil, lui aussi détruit durant la guerre de1870 et reconstruit par la suite.

4 Le pont du chemin de fer

Le Pont d’Argenteuil et la Seine

Caillebotte, 1885-1887, Brooklyn Museum

Le Pont d'Argenteuil et la Seine Caillebotte, 1885-1887Cliquer pour agrandir

Dix ans après Monet, Caillebotte reprendra le même point de vue, mais cadré sur une seul arche. Un bâteau à vapeur à aube unique s’éloigne, tirant une barque rempli de matériaux. Au fond, au centre, les maisons d’Argenteuil.  A droite on voit comment le nouveau pont de chemin de fer s’insère au milieu des maisons.

4 Le pont du chemin de fer

La Seine à Argenteuil

Monet, 1874, Neue Pinakothek, Münich

La Seine à Argenteuil Monet, 1874Cliquer pour agrandir

Revenons dix ans en arrière, à l’époque ou Monet découvrait Argenteuil et la modernité de ses ponts. Ce tableau, peint depuis la barque que Monet avait aménagée en atelier flottant, permet d’embrasser  tous les éléments du paysage  : le pont neuf , au premier plan ; en face la plage côté Argenteuil, d’où Monet a peint « Les coltineurs » ; et enfin, tout au fond, le pont de chemin de fer auquel Monet va consacrer deux tableaux, en 1873 et 1874.

4 Le pont du chemin de fer
Le Pont du chemin de fer à Argenteuil

Monet, 1873, Collection particulière

Monet Le Pont du chemin de fer à Argenteuil 1873Cliquer pour agrandir

L’emplacement

Une carte postale plus récente permet de vérifier l’exactitude du tableau (quelques bâtiments industriels ont été construits sur l’autre rive, là ou il n’y avait du temps de Monet que des champs

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Se dédoubler

Depuis le point de vue choisi par Monet, les quatre couples de colonnes se détachent nettement, et semblent contraindre au dédoublement  les autres éléments du paysage : deux piétons, entre deux rambardes, regardent deux bateaux qui passent sous le pont.

Se doubler

Les deux bateaux vont dans le même sens, de gauche à droite. Comme le montre la tenue légère des deux spectateurs, nous sommes un dimanche. Il y a probablement sur la Seine une de ces régates qui font la renommée d’Argenteuil, et l’instant choisi est celui où deux voiliers se doublent. A cet instant précis, deuxième coïncidence, un train passe là haut sur le pont.

Dans quel sens va le train ?

La silhouette du train est équivoque, avec une protubérance à chaque bout. La cheminée est nécessairement  celle de droite, puisque la fumée s’en échappe. Mais alors, pourquoi le panache est-il dirigé vers l’avant, là ou le train n’est pas encore passé ?

En regardant mieux, comme tout va par deux dans le tableau,  on découvre qu’il y a en fait deux panaches : le petit panache de fumée bleue qui se trouve, tout à fait logiquement, à l’arrière de la cheminée ; et un grand panache de nuages blancs à l’avant.

Se croiser

Le train rentre donc en direction de Paris : la ville des semaines laborieuses. Tout oppose les deux trajectoires qui se croisent en ce point et à cet instant  : trajectoire louvoyante contre trajectoire rectiligne, voiles blanches  contre train noir, bateaux libres contre wagons attachés. Le monde des loisirs à la campagne  est orthogonal au monde du travail à la capitale.

Ce pont n’est pas destiné à réunir deux rives, mais à éviter la collision des contraires : lenteur et rapidité, blancheur et noirceur, eau et fer.

Se mélanger

Celle-ci se produit pourtant, mais ailleurs, collision purement picturale dans l’espace fusionnel de la touche impressioniste : au-dessus du pont, le panache de vapeur chaude et sale se confond et se dissout avec les nuages immaculés. Ainsi, ce qui reste de l’énergie mécanique du train  se trouve soumis à la même énergie lente, éolienne, que les bateaux.

4 Le pont du chemin de fer
Le Pont de chemin de fer, Argenteuil

1874, Art Museum, Philadelphie.

Monet Le Pont de chemin de fer, Argenteuil 1874Cliquer pour agrandir

Pour ce tableau, Monet s’est éloigné un peu plus vers l’Est  et a dépassé le pont de chemin de fer. La lumière du soir illumine le voilier qui rentre vers  Argenteuil, tandis que sur le pont se présente, en contre-jour, le train qui rentre vers Paris.

Le point de vue choisi a une particularité : sous le pont, les croisillons qui relient les paires de colonnes apparaissent contigus, comme s’ils formaient une barrière sur la Seine.  Le pont semble refuser le passage au voilier blanc qui se présente.

Quant au train, pas de double panache équivoque : la fumée part bel et bien vers l’avant du train. Deux possibilités seulement : soit le train revient en marche arrière vers Argenteuil, soit il s’est arrêté au milieu du pont et le vent est suffisamment fort pour envoyer sa fumée où il veut.

Le message du pont est « on ne passe pas ». En bas il barre la route au bateau, en haut il arrête ou fait reculer le train.  Et pour rendre visible ce message, Monet a pris soin de rajouter le long de la berge, entre le bateau et le train, un modèle réduit, en bois, de ce pont-barrière…
Monet Le Pont de chemin de fer, Argenteuil 1874 Barrière

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Vendredi Saint en Castille.

Darío de  Regoyos y Valdés, 1904, Museo Bellas Artes de Bilbao

Vendredi Saint en Castille. Darío de Regoyos y Valdés, 1904Monet_PontFer_Regoyos_Viernes Santo en CastillaCliquer pour agrandir

Bien des années après Monet, un autre peintre impressionniste acclimatera le thème des deux mondes disjoints au cas particulier de l’Espagne.

Nous ne sommes plus un dimanche, mais un Vendredi Saint : une procession  passe sous le pont en même temps que le train. Ici, plus d’opposition entre blanc et noir, entre loisir et travail, entre parcours libre et parcours  rectiligne : les pénitents noirs dans leur ravin, comme les wagons noirs sur la voie ferrée, sont soumis au même déterminisme linéaire.

En tête de la procession, la statue du saint avec son auréole apparaît comme l’équivalent visuel de la locomotive avec son phare. Et les flammes des cierges, petites mais nombreuses, sont à mettre en balance avec la cheminée fumante. Le monde de la tradition et celui de la modernité sont ici comparés, plutôt qu’affrontés : petites énergies, nombre et lenteur d’une part ; énergie concentrée, masse et vitesse d’autre part.

Le tableau ne choisit pas entre ces deux destinées noires, en ce jour le plus triste de l’année. Il ne dit pas que l’un des deux mondes s’efface au moment où l’autre apparaît : les deux trains progressent dans le même sens, vers la droite, donc vers le futur : mais à des rythmes différents.

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Le Pont de l’Europe

Louis Anquetin, 1889, Collection privée

Le Pont de l'Europe Louis Anquetin, 1889Cliquer pour agrandir

Le pont de L’Europe n’est un pont de chemin de fer,  mais un pont au dessus des voies de la gare Saint Lazare, qui a pour particularité d’être en même temps  un carrefour où six rues se rencontrent.

Le point de vue surplombant choisi par Louis Anquetin a pour intention de montrer simultanément,  comme Monet et plus tard Regoyos, deux mondes que tout oppose.

Le monde ferroviaire

Dans le monde souterrain, infernal, des locomotives monstrueuses suivent des voies parallèles en crachant leur vapeur. D’après la position du panache, de gauche à droite, la première avance, la seconde et la troisième rentrent en marche arrière vers la gare, la quatrième (dont on ne voit que le panache) est déjà partie. Malgré le caractère puissamment symboliste du propos, Anquetin a pris grand soin de respecter le réalité des manoeuvres en gare Saint Lazare : les trains vides étaient effectivement ramenés en marche arrière depuis des dépôts situés à l’extérieur de Paris.

Le monde routier

Le carrefour environné de fumées apparaît comme  une sorte de chaudron de sorcière que six déversoirs alimentent en piétons, en chevaux et et fiacres. Le monde routier est celui de la collision, de la confusion. Les complexes trajectoires humaines s’opposent aux trajectoires linéaires et binaires (en avant ou en arrière) des locomotives à vapeur.

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Magritte La durée poignardée, 1938

Art Institute,Chicago

Magritte La durée poignardée, 1938Cliquer pour agrandir

Une locomotive dans une salle à manger

Avec ce tableau,  Magritte a pour but de produire du mystère, tout comme la chimie peut produire un explosif à partir de deux réactifs banals :
« L’image d’une locomotive est immédiatement familière, son mystère n’est pas perçu. Pour que son mystère soit évoqué,  une autre image imémdiatement familière – sans mystère – l’image d’une cheminée de salle à manger a été réunie à l’image de la locomotive. »
Magritte, Lettre à Hornik, mai 1959.

Effectivement, la locomotive est sans mystère : on peut même déterminer son modèle (une compound à boggies pour grands express, type Pacifics 140C ou 230G).

Et la salle à manger est celle de n’importe quel intérieur bourgeois de l’époque, avec son horloge de marbre noir, ses deux bougeoirs de cuivre, son miroir biseauté, ses lambris, son parquet.

Substitution

La locomotive pénètre dans la pièce par le truchement  d’une analogie cylindrique :
« Pour la locomotive, je la fis surgir du foyer d’une cheminée de salle à manger au lieu de l’habituel tuyau de poêle. Cette métamorphose s’appelle La Durée poignardée. »
Magritte, Ligne de vie, version de Scutenaire 140, p.122.

La substitution du poêle par la locomotive se justifie par d’autres analogies : ce sont deux objets métalliques qui renferment du feu et produisent de la fumée.

L’effet de mystère

Le mystère commence là où l’analogie s’arrête.

Une locomotive est hors de proportion avec un poêle  : celle-ci est-elle un modèle réduit  qui fume, ou une vraie locomotive qui pénètre dans une pièce géante ?

Une locomotive bouge, un poêle non : celle-ci est-elle immobile et comme cimentée dans l’âtre, ou  est-elle  au contraire en train de surgir par l’orifice du tuyau, comme si elle sortait d’un tunnel ? Ou encore vient-elle de perforer la paroi à la manière d’un poignard, comme le suggère le titre ?

« L’irruption de la locomotive dans le salon: voilà l’altérité (l’ailleurs, la machine) au cœur même de l’intimité, voilà l’expérience d’un transport, dans tous les sens du mot. »
Christophe Génin, http://imagesanalyses.univ-paris1.fr/duree-poignardee-esthetique-19.html

Le monde à l’envers

Une cheminée sert à évacuer la fumée, pas à la faire pénétrer dans la pièce. Non content d’inverser les proportions, le tableau inverse les fonctionnalités : la cheminée/locomotive refoule dans le salon bourgeois la fumée qu’elle est sensée évacuer.

Et les plinthes du plancher forment une triple inversion du chemin de fer :  un chemin de bois, loin des roues et décalé sur le côté.
Magritte La durée poignardée, 1938 Plancher

Des analogies collatérales

La locomotive  entretient des affinités de forme avec l’horloge : son capot circulaire, tout noir, a la même taille que le cadran blanc. Et ses roues arrière  ont douze rayons, comme le cadran.

Quant aux deux bougeoirs qui ne fument pas, ils  dédoublent et inversent la cheminée qui fume.

Magritte La durée poignardée, 1938 HorlogeCliquer pour agrandir

Le pont-cheminée

Le logique de Monet, de Regoyos, d’Anquetin, était d’utiliser  la simultanéité de deux événements en dessous et au dessus d’un pont, pour mettre en opposition deux mondes.

Si Magritte respecte le même schéma, alors qu’est-ce qui passe sur le pont-cheminée, au moment exact où la locomotive passe  ?

Le temps, bien sûr…

Et si la locomotive et sa fumée représentent le mouvement, que représente le monde du haut avec son miroir vide, ses bougeoirs vides, et son cadran dont les aiguilles affichent une heure moins le quart, une heure quelconque qui n’a de sens pour personne  ?

La durée, bien sûr…


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