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1 Femme de plume en tutu

Publié le 22 octobre 2011 par Albrecht

Pierre Carrier-Belleuse, fils du célèbre sculpteur, a produit des scènes parisiennes, des portraits de présidents et un gigantesque panorama du miracle de Lourdes dont il ne reste rien.

Aujourd’hui, il est surtout connu pour une tripotée de pastels de petits rats aux tutus diversement relevés, qui nous permettront de résoudre cette importante question : faut-il lever la cuisse pour écrire  ?

1 Femme de plume en tutu

Danseuse écrivant

Pierre Carrier-Belleuse, vers 1890, collection privée

Carrier_Belleuse_Pierre_Danseuse-EcrivantCliquer pour agrandir

Un sujet qui pose question

Toute l’originalité et la difficulté du sujet tient au fait que les nécessaires d’écriture ne font pas partie des équipements usuels des salles de danse.

La jeune ballerine profite-t-elle d’un moment pendant la répétition pour écrire un mot urgent,  en se réfugiant dans une autre pièce à l’insu du maître de ballet ?  Sans doute pas, car elle a pris le temps de s’installer confortablement, en glissant un coussin de satin gris sous son pied droit.

S’agit-il plutôt d’une jeune fille riche qui, pendant son cours de danse à domicile, réfléchit à un plan de table, à une liste de courses, à moins qu’elle ne jette quelques vers sur le papier ?

Ou encore, avons-nous sous les yeux une poule de luxe qui reçoit en tutu et rédige une convocation pour un de ses admirateurs ?

L’écritoire

Voyons si l’écritoire de porcelaine peut nous fournir quelques lumières.
Carrier_Belleuse_Pierre_Danseuse-Ecrivant_Ecritoire
Elle est décorée d’un blason couronné, entouré semble-t-il par deux anges. Ce qui milite soit en faveur de la petite fille noble, soit en faveur de la poule de luxe.

L’encrier est ouvert, le couvercle est posé à  l’envers sur le guéridon, pour ne pas le tâcher. Derrière, un tiroir fermé entouré de jaune.

La flamme jaune et rouge qu’on voit à gauche, à la limite du tableau est un des pieds de l’écritoire. On retrouve ce motif en haut à droite, sur ce qui semble être une tasse à thé  assortie, posée sur l’écritoire avec sa soucoupe. A côté est posée une autre soucoupe vide.

On peut donc supposer que quelqu’un,  peut-être une amie de bon conseil,  est en train de prendre le  thé avec la jeune fille. Celle-ci a posé sa tasse sur l’écritoire pour se faire de la place pour écrire.

L’alliance

La jeune fille porte un simple anneau doré à l’annulaire de la main qui tient la plume.

Une fille qui semble si jeune peut-elle être mariée ? Et gauchère, puisque l’anneau de mariage se porte à la main gauche ? Pourtant c’est bien sa main droite qui écrit : à moins que PCB ait voulu dessiner, non pas directement la jeune fille, mais son reflet dans un miroir ? Tout cela semble bien compliqué…

D’autant que d’autres pastels de PCB montrent des danseuses très jeunes avec le même anneau d’or à la main droite. A l’époque, la signification de ce détail était claire  : ce ne peut être qu’un anneau de fiancailles. Et le thème de la petite fiancée émouvait tout en émoustillant.

Exit  l’hypothèse de la poule de luxe : ne reste donc en lice que celle de la jeune fille riche qui se fait donner des cours de danse à la maison et écrit une lettre à son fiancé, en prenant le thé avec une amie.

Le mot et son sens

Portons maintenant notre attention sur cette fameuse lettre.

Vu de loin, il semblerait  logique que la feuille soit orientée face à la danseuse, parallèlement à l’écritoire. Mais dans ce cas pourquoi la plume se trouve-t-elle en milieu de page, sans rien de lisible au-dessus ? De plus, la main qui tient la plume fait obstacle à l’écriture.  Et le bas de page, maintenu par l’autre main, est recouvert par le tutu : manière très sûre de le tâcher !

Carrier_Belleuse_Pierre_Danseuse-Ecrivant_Ligne
Vu de près, on se rend compte que la feuille est en  fait  orientée perpendiculairement à l’écritoire. Ainsi, la main ne fait plus obstacle et  la plume se trouve dans le coin en haut à gauche de la page : la jeune fille n’ a pas encore commencé à écrire. Quant au tutu, qui se retrouve sur le bord gauche de la feuille, il risque moins d’être tâché.

Une position impossible

Le plateau du guéridon doit être assez profond pour contenir, du fond vers l’avant,  l’écritoire, l’avant-bras  de la jeune fille et le haut de la feuille : on peut donc en déduire qu’il est de forme circulaire, et non pas en demi-lune comme il semble.

Une première difficulté apparaît : même si le guéridon est plaqué contre le mur, la danseuse risque de pousser du coude l’écritoire et de la faire tomber. Risque qui devient une certitude lorsque nous remarquons un détail forcement voulu par l’artiste : un coin de la feuille est pris sous le parement de laiton. Puisque la feuille ne peut avancer, la main est  forcée de reculer : PCB a placé son innocente jeune fille dans une machine à casser la porcelaine !

Seconde difficulté, encore plus sérieuse : dans cette position, il est en fait impossible d’écrire, puisque la main ne peut pas aller du papier à l’encrier.

1 Femme de plume en tutu

Soit PCB a conçu une composition boiteuse, chose parfaitement possible chez cet artiste prolifique ;  soit il voulu mettre en scène délibérement une danseuse qui n’écrit pas.

Deux détails semblent le confirmer :   la feuille coincée sous le bord, qui attire l’attention sur la position impossible de l’avant-bras, coincé entre la lettre et l’encrier (mais pas de risque de le casser l’encrier si la fille ne bouge pas le bras) ; et le tutu coincé sur le papier ( pas de risque de le tâcher si la plume ne contient pas d’encre).

PCB aurait-il réussi le tour de force de nous prouver  par A plus B que le véritable titre n’est pas Une danseuse écrivant, mais Une danseuse qui fait semblant d’écrire ?


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