Rhapsodies panoptiques (20)
Pour Max Lobe
…Moi ce que j’te dis c’est qu’il y a un personnage, dans ce pays à dorlote, dont on n’a pas assez parlé et que c’est de lui que vient tout ça aussi que j’aime dans l’alpin et le préalpin et jusqu’au fond des plaines à tabac ou des étendues blondes ou bleutées des blés de l’été : c’est cette espèce de sauvage qu’on voit errer et qui parfois s’incarne, parfois journalier, parfois anar à la Farinet donc un peu contrebandier ou faussaire de monnaie mais avec des idées de bonté surtout, parfois aussi vannier mais ça ne se voit plus tant, aiguiseur de couteaux mais ça non plus ça ne survit guère sauf au fond des campagnes ici et là ; chiffonnier encore de loin en loin, donc un peu rétameur où réparateur de poupées anciennes ou de mécanismes divers – mais l’occupation, les apprentissages et les compétences artisanales, variables, comptent moins que la disposition d’esprit libertaire et la propension à la rêverie que j’ai retrouvée chez les plus humbles mais aussi dans les figures quelques fois illustres de nos annales…
…Et dans la série des inconnus, mais que nous, ses proches, avons connu sans nous douter toujours de cet esprit qu’il y avait en lui du chemineau de la forêt, je voudrais d’abord et avant tout, l’Bantou, te parler du père de ma mère, alias Grossvater, en ses dernières années de pérégrinations sur terre, passée la nonantaine, costumé et cravaté de la plus décente façon et quittant le quartier des hauts de Berg am See, tous les matins, sur son vieux vélo militaire noir, avec sa valise de cuir de Russie et ses guêtres cirées, pour sa coutumière tournée de colporteur de toutes les inutilités imaginables à proposer par les campagnes, maugréant ses moralités et retrouvant partout des clients fidèles et parfois s’arrêtant en route à une table et racontant, l’Bantou, racontant un peu comme vos griots à vous racontent, donc racontant un peu de tous les pays qu’il avait parcourus – mais ce n’est que plus tard que j’ai compris que ces tournées d’une parfaite inutilité économique, pour les siens et lui qu’on pouvait dire à l’abri du besoin, n’avaient en somme pour finalité que de l’éloigner de ce qu’il m’avait un jour désigné comme le Tribunal des jupes – et c’est cette même instance de jugement, non pas des jupes mais des caleçons longs, que fuira l’inénarrable Lina Bögli dont je te brosserai tantôt le portrait, l’Bantou, pour te montrer qu’entre vos génies de la forêt et les nôtres se dessinent parfois de curieuses ressemblances…
…J’te parlerai de Max le marcheur de la paix. Je t’ai parlé déjà de Farinet et de Jean Ziegler mais je t’en reparlerai. Je te parlerai en long et en large de Robert Walser et de Louis Soutter, génies profonds de ma forêt à moi que je retrouve de clairières en clairières avec la fée Aloyse et le satyre Wölfli, mes anges terribles. Car ce sont de terribles innocents que nos esprits de la forêt. Un ange à peu près normal ne peut pas subir tout le temps la loi du Tea-Room ou du Bureau. Qui plus est : du Tea-Room ou du Bureau suissauds. Il y a des salons de thé redoutables dans le Yorkshire et des administrations lourdes à Lisbonne, mais le Tea-Room suissaud, ou le Bureau à l’helvète sont incomparables et ça aussi je te le raconterai. Je te raconterai, l’Bantou, comment on peut en arriver à des idées de meurtre sous la pression des silences suisses d’un aimable tea-room ou du plus placide bureau de je ne sais quelle firme assurancière. On me dira que tout ça c’est clichés et compagnie mais les clichés nous renseignent, Blacky, tu le sais autant que moi et c’est par vos clichés aussi que je te connais toi et les tiens, les Africains, si peu que ce soit. Or je présume que vous aussi avez vos tribunaux de pagnes et colifichets, mais ça c’est toi qui le raconteras, donc j’en reviens à l’affolement de nos innocents, j’en reviens à l’affolement en chacun de nous de l’Homme des Bois qui se sent tout à coup circonvenu, montré au doigt, réprimé d’un regard ou bonnement rejeté, avant que ça passe ou que ça casse…
…Ce n’est que bien plus tard, donc, après l’avoir écouté en nos enfances, que j’ai compris qu’à la fin Grossvater se cassait. Se tirait de la maison aux Bonnes Âmes, Grossmutter et ses filles. Prolongeait ses inutiles tournées pour échapper aux arguties raisonnables. Comme quoi maintenant fallait se reposer. Se regarder vieillard comme tu es. Plus se croire tellement utile à la fin ou alors se rendre utile selon leur délibéré. Leur volonté de jupes. Se faire au pli – tu te vois l’Bantou te faire au pli des jupons ! Là c’est vrai que je verse carrément dans le genre miso mais j’assume pour Grossvater et Lina, d’ailleurs tu m’as bien compris petit pédé de mon cœur qui as osé braver la Loi du Calbar ; toi aussi t’as l’esprit des bois dans le mental et c’est pourquoi je te raconte tout ça à toi, d’ailleurs l’Grossvater de ton conjoint l’Grison ressemble au mien, et là encore on se rassemble…
…C’est ce vieux dino de Dürrenmatt, je te l’ai dit d’entrée de délire, qui a défendu de son vivant cette figure de l’Homme des Bois veillant au cœur de la Suisse des vals de l’aube et des bars du soir, et j’te raconterai tantôt le Niederdorf de naguère et l’Barbare de jadis, aujourd’hui le Bout du monde au nombre des lieux encore fréquentables, ou la table 25 du Buffet de la Gare de Lausanne, à l’aplomb du Cervin mandarine où nous accoutumons de nous retrouver entre séditieux innocents de l’improductivité radieuse, et là j’pourrais te raconter la vie de toutes les serveuses et serveurs du périmètre et te pointer le sauvage éventuel en chacune et chacun d’elles et eux. Rien ici du tea-room de rombières : on n’y fait que passer. Rien du jugement compassé des chaisières de paroisses ou des conseillers ès fiscalité responsable : on est ici dans les limbes voyageurs et tout passe…
…J’te raconterai une autre fois, l’Bantou, la mort de Grossvater toute semblable à celle de Robert Walser, dans le neige et le silence d’une fin de journée - et Walser c’était un 25 décembre, je n’invente rien : ce ne sont pas des choses qui s’inventent comme on dit pour rendre hommage aux inspirations de la vie. Nous sommes encore le 26 pour un quart d’heure, à l’instant où je t’écris, te sachant au taf là-bas dans ton studio de télé de Geneva International où tu vas trier toute la nuit les News du multimonde; dans un quart d’heure s’inscrira la date du 27 me rappelant l’anniversaire de ma petite mère dont l’âme ne cesse de voleter alentour comme un éternel éphémère gracieux, toujours à me faire d’insensées recommandations et moi ne cessant de l’envoyer promener et de m’en repentir dans le même mouvement – il y a donc dix ans que l’Homme qui tombe n’en finit pas de tomber au dire des médias alors qu’il tombe depuis le début de Beréshit, et ça la fout mal en Syrie, l’Bantou, tout à l’heure j’au fait une grande virée solaire dans les vignobles incendiés de lumière de Lavaux avec l’Irlandais, le mec de Sweet Heart qui m’a raconté la Thaïlande et le Cambodge où il a planché sur le droit humanitaire et tout ça, et Ziegler me parle de ton pays mis à sac par les grandes sociétés avec l’avale de votre Président parasite passant la moitié de son année à l’Intercontinental de Geneva, tiens donc, tu vois que tout se tient au dam de l’Homme des Bois, mais c’est pour lui que moi et toi nous tenons, nous et Bona et l’Tchadien Nétonon et le Sénégalais Alassane, tous tant qu’on est et le Kid et Dark Lady la farouche et toute l’occulte Abbaye de Thélème devant laquelle Lady L. fume son clope avant de se faire un clopet…
… Ils sont en pleine destruction massive, l’Bantou, mais nous leur résisterons en gens déraisonnables que nous nous opiniâtrerons à rester, promis-juré. Dans ta vigie de Geneva International, là-bas au bord de la nuit, tu vois défiler la poulope des dépêches que tu ventiles aux télés du monde entier. Faudra, Blacky, s’accrocher pour le garder, l’esprit d’innocence du génie des bois, mais je te laisse, je t’embrasse, je te souhaite de bien vivre et de bien écrire puisque tu as toi aussi à nous en raconter de toutes les couleurs…
Image: peinture au doigt de Louis Soutter