Destruction massive bouleverse et révolte. Avec de terribles constats établis sur le terrain. Et des lueurs d’espoir…
Parler de ça entre deux bombances ? S’entendre dire, alors qu’on se remet à table, qu’un enfant de moins de dix ans meurt de faim dans le monde toutes les cinq secondes ? Ou que, dans son état actuel, l’agriculture mondiale pourrait nourrir sans problèmes 12 milliards d’êtres humains si sa production n’était pas perturbée, détournée ou ruinée par des prédateurs ? Que la faim n’est pas qu’une fatalité naturelle mais le résultat de plans humains injustes et désastreux ?
On peut se rebiffer devant le rabat-joie, mais les faits sont là : Jean Ziegler, après huit ans de mission sur le terrain au titre de rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, décrit l’état du « massacre » et témoigne de ce qu’il a vu. D’Afrique en Corée ou du Guatémala en Inde, en passant par Gaza : des situations intenables. Mais aussi de formidables rencontres de femmes et d’hommes de bonne volonté. Un état général qui s’aggrave pour les plus pauvres du fait des sacro-saintes « lois du Marché ». Mais des forces qui se regroupent pour leur défense et leur survie.
Certes, la faim dans le monde est parfois la conséquence de fléaux naturels. Mais c’est aussi une arme de guerre, nous rappelle Ziegler. Elle l’a été par Hitler à grande échelle, et par Staline. Elle le fut en Inde par les Anglais quand ils affamèrent une partie du pays pour nourrir leur armée. Elle l’est aujourd’hui par de grandes instances financières « régulatrices », tels le FMI, l’OMC et la Banque mondiale. Plus directement encore par les trusts transnationaux de bio-carburants et les spéculateurs boursiers sur les aliments de base.
Maintes fois, comme il le raconte, Jean Ziegler aura entendu l’objection primaire: mais vous nous embêtez ! Car après tout, si les Africains ont faim, c’est parce qu’ils se reproduisent comme des lapins ! Ou cette réponse non moins significative qu’on lui servit en 2009, après le 3e sommet mondial de l’alimentation à Rome, dédaigné par les chefs d’Etats occidentaux, y compris Pascal Couchepin, quand il s’en indigna auprès d’une amie fonctionnaire à Berne : «Mais pourquoi tu t’énerves ? Personne n’a faim en Suisse !»
L’égoïsme de l’argument peut sembler énorme, mais c’est bien lui qui prévaut à l’échelle mondiale, du côté des nantis. Or Destruction massive va bien au-delà de la seule dénonciation anti-occidentale. Plus qu’à dorloter notre bonne conscience, ce livre alerte notre conscience d’êtres humains, simplement. Son intérêt majeur tient à la mise en rapport constance des faits, documentés, et des exemples concrets observés par Ziegler et ses équipes, qui montrent combien tout se tient, du détail à l’ensemble.
Au Niger ce sont par exemple ces sœurs de Teresa, à Saga, qui se battent pour arracher chaque jour une dizaine de gosses à la famine, tandis que cent autres resteront sans soins ; et dans la foulée nous apprenons que le Niger a subi la loi d’airain du FMI qui a ravagé le pays par plusieurs programmes d’ « ajustement structurel ». À la même enseigne, l’on apprendra comment, en Haïti, le même FMI a ruiné la riziculture au profit des importations d’Amérique du nord. En Zambie, dont la population mangeait à sa faim au début des années 1980, des plans d’ajustement structurels analogues firent péricliter l’agriculture locale, chuter la consommation du maïs de 25% et exploser la mortalité infantile. Et la même loi d’airain a été appliquée au Ghana par le même FMI, alors que l’OMC, de son côté, s’attaquait de front à la gratuité de l’aide alimentaire au nom du sacro-saint Marché.
Mais les « Seigneurs de la faim » les plus redoutables sont ailleurs : ce sont les trusts agro-industriels qui provoquent la famine de centaines de millions d’êtres humains. Alors même que les institutions visant à combattre la faim, comme la FAO (Food and Agriculture Organization, fondée en 1945) et le Programme alimentaire mondial (PAM), sont affaiblis, des sociétés privées géantes, plus puissantes que des Etats, exercent leur monopole sur l’ensemble de la chaîne alimentaire.
Que faire alors, vous demanderez-vous entre la poire et le fromage ? Jean Ziegler consacre de nombreuses pages aux organisations luttant contre les prédateurs, comme le mouvement international de la Via Campesina ou le Réseau des organisations paysannes et des producteurs d’Afrique de l’Ouest (ROPPA) que dirige l’ancien instituteur Mamadou Cissokho. Entre autres remèdes, Jean Ziegler prône l’interdiction de la spéculation boursière sur les aliments de base et la prohibition des biocarburants à partir de plantes nourricières, ou la préservation de l’agriculture vivrière. « Les solution existent », conclut-il, « les armes pour les imposer sont disponibles. Ce qui manque surtout, c’est la volonté des Etats »…
Jean Ziegler. Destruction massive. Editions du Seuil, 348p.
Notre Quichotte gauchiste
35 ans après la parution d’Une suisse au-dessus de tout soupçon, Jean Ziegler continue de déranger. Cette année encore, le discours qu’il devait prononcer pour l’ouverture du Festival de Salzbourg, en juillet dernier, a été annulé à la suite de réactions négatives des sponsors de la manifestation (notamment l’UBS, le Crédit Suisse et Nestlé) qui menaçaient de se retirer si leur vieil ennemi s’en venait parler de la faim dans le monde en impliquant forcément leurs responsabilités. Comme on a pu le lire dans les colonnes de 24Heures, le discours « refusé » a valu un prix à son auteur, décerné par l’Université de Tübingen. Son texte, comptant 18 pages, a déjà été vendu à 40.000 exemplaires dans son édition allemande et a été diffusé sur Youtube.
De la même façon, Destruction massive suscite un engouement particulier auprès du lectorat francophone, sans doute proportionné à l’indignation croissante que suscite l’arrogance néo-libérale. Ziegler pointe l’absurdité : que les Etats européens mobilisent 162 milliards d’euros pour sauver les banques détentrices de la dette grecque, alors que le budget planétaire du Programme alimentaire mondial (PAM) a été réduit à 2,8 milliards parce que les pays les plus riches ne payent plus leurs cotisations…
On a traité Ziegler d’agent d’influence ou d’idiot utile, de clown ou de fou. On peut lui reprocher ses accointances passées parfois douteuses avec Khadafi et autres « libérateurs » devenus potentats. Ce qui saisit du moins, aujourd’hui, c’est que la « destruction massive » qu’il décrit n’est pas un fantasme de président américain, ni une lubie de Quichotte gauchiste, mais la triste réalité du monde globalisé…