L'Kirghize

Publié le 30 décembre 2011 par Jlk

Rhapsodies panoptique (22)

 Pour Françoise Berclaz

…Là ce que je vais te raconter dans la neige de ce matin, l’Kid, toi qui vois ce que je vois sur l’autre versant de notre val, donc aussi blanc de neige qu’une page vierge  et que ce que nous voyons à la fenêtre, avec Lady L., depuis que la neige a recommencé de neiger – ce que je vais te raconter finira dans les larmes ou peu s’en faut, et pas à cause de l’horreur du monde mais à cause de ses beautés puisque je vais te balancer, en seconde main, la plus belle histoire d’amour du monde…

…Tout à l’heure on était encore, avec Lady L, les deux au pieu comme dans une case ou une yourte, elle plutôt case congolaise en train de lire un article affreux sur les damnés de la terre du Nord-Kivu condamnés à gratter des éclats de cassitérite pour survivre et souder nos circuits imprimés, moi plutôt yourte en me pointant au seuil des steppes fleurant le pollen de l’absinthe sauvage où allait se dérouler la plus belle histoire d’amour du monde - tous les deux par conséquent sur le tapis volant des mots alors que l’Taulard, revenu de Paris comme je te l’ai dit, s’emmitouflait pour aller déneiger ce qu’il n’en finissait pas de neiger tant et plus sur ces hauteurs, genre Sisyphe de fin d’année…

…C’est dame Berclaz, tu sais, la fille libraire du vieux Zermatten que tu n’as pas connu en son règne controversé de romancier-colonel conservateur mal vu de nos élites littéraires ; dame Françoise la tenancière de la fameuse bouquinerie La Liseuse, au cœur de Sion la bien-nommée (ô peuple de Sion, ô fille aînée de la catholicité valaisanne, ô sainte Corinna et saint Chappaz, ce genre de couplets…), Françoise Berclaz-Zermatten donc, pour la nommer en toutes lettres et honneur, qui m’a fait cadeau, l’autre jour que je passais par là-bas - et juste après que je lui eus dit merveille de l’opuscule de Quentin qui venait de lâcher son bagou à la radio -, de ce petit Folio guère plus feuillu intitulé Djamilia sous couverture polychrome représentant une espèce d’Asiate à longs cheveux et créoles d’or aux oreilles, robe violette et pleine d’entrain à ce qu’il semblait sur fond de steppe verte et de nuages de bel été – et la dame bouquinière de préciser que c’était la plus belle histoire d’amour du monde qu’oncques il lui avait été bâillé depuis le temps de l’Amour courtois et même avant, non sans préciser qu’Aragon avant elle l’avait claironné…

…Or moi Louis Aragon, Kiddy, tu te doutes que je n’vote pas les yeux fermés pour tous les dits et écrits de sa firme, genre La Femme est l’Avenir de l’Homme et autres simagrées. Mais l’Aragon n’est pas que vidure de démagogie, il y a pire : l’Aragon est aussi la salope rusée de l’idiotie utile stalinienne ; l’Aragon a été l’cafteur autant que Céline le tout mariole a été le provocateur pousse-au-crime. Cependant, minute papillon ! l’Aragon Louis fut aussi Rossignol que son pair Ferdine, et la sœur de Marat, qui disait qu’un peu de sable suffit à effacer les turpitudes humaines des uns et des autres, l’eût répété après moi ce matin devant la mémoire blanchie de la neige – d’ailleurs la préface d’Aragon au jeune Kirghize Tchinghiz sonne juste et vrai, c’est d’un homme de bonne volonté et d’un amoureux que ce coup de cœur, selon l’expression des libraires à la coule et des médias à la masse ; bref j’ai commencé de lire Djamilia et là j’ai ramené mes voiles noires et brûlé mes vaisseaux, comme on  dit : je me suis bientôt retrouvé dans les eaux profondes du Sentiment à l’état pur et de la Nature absorbée par tous les pores - oublié le Nord-Kivu le temps de voir se dessiner les figures de Djamilia et de Danïiar sous le crayon pur et sûr de Seït l’adolescent de quinze ans qui raconte cette histoire, laquelle sera double puisque lui aussi, qui se découvre artiste en écoutant le chant bouleversant de Danïiar le secret, vivra son premier amour dans la chaste attention du témoin…

…Toi qui aimes le nordique plus ou moins sibérien et t’en reviens de la Panonnie, Kiddy, avec ton sens des objets tu kifferais grave, pour parler comme ta tribu, les figures et les objets de Kirghizie : tous les détails captés et réfractés en mots précis par le romancier qu’avait à peu près tes âges quand il a écrit Djamila. Sauf qu’il en savait plus que toi, l’Kid, c’est forcé. Quand son père a été liquidé par un Tyran au nom du peuple et qu’on se retrouve orphelin en Soviétie on apprend un peu forcément, et toute sa vie il apprendra, Tchinghiz Aïtmatov, jusqu’à devenir conseiller ès Perestroïka et mémoire des martyrs du Petit Père des Peuples -  mais passons sur la leçon d’histoire parce que là c’est le vent de la steppe qui souffle à pleins poumons en roulant ses chardons, c’est le souffle de la terre et les chevaux fous de la passion longtemps « rentrée »…

…Plus encore c’est l’histoire de Passage du poète de Ramuz que cette plus belle histoire d’amour du monde, en plus sauvage et en plus terrible puisque la guerre y a sa part, la guerre et les nations, la guerre et les ethnies du bout du monde et leurs prières variées. Mais j’vais pas te priver des surprises du scénar, le Kid. Juste deux ou trois bouts de synopsis pour t’allécher. Donc ce type qui passe, cet orphelin comme le jeune auteur revenu des errances et de la guerre d’où il ramène une patte folle dans ce bled du fin fond des steppes où roule une rivière torrentueuse du nom de Kourkouréou qu’il aime écouter mugir le soir dans le noir. Aussi le type, taiseux, aime se percher sur une hauteur appelée la « butte de sentinelle », et sa façon de rester fermer ne plaît guère mais intrigue, à la longue, le jeune Seït qui raconte et s’enhardit à l’interroger sur son passé. Or le rêveur solitaire ne se livrera que du regard à l’apparition de Djamilia l’indomptable, la grâce et la force incarnée, qui le repousse et le moque avant de le mettre au défi en l’humiliant, dans un jeu qui tout coup se retourne contre elle – et Danïiar de se révéler pour ce qu’il est : à savoir l’amoureux de cette femme, certes, mais dont le sentiment irradie le monde entier par le truchement du chant le plus pur et le plus mélancolique qui soit, et voilà ce que ça donne par écrit, Kiddy : « C’était un homme profondément amoureux. Mais  amoureux, il l’était, je le sentais bien, pas seulement d’un autre être humaine : il s’agissait là de je ne sais quel amour tout autre, d’un énorme amour de la vie, de la terre. Oui, il cachait en lui cet amour, sa musique, il en vivait. Un homme indifférent n’eût pas pu chanter ainsi, quelle que fût la voir qu’il possédait ». Et c’est, après le chant de Djamilia qui « cherchait » Danïiar pour se faire pardonner son offense, par le chant de celui-ci qu’elle s’éprend de lui jusqu’à renier son mari aux armées qu’il a épousée pour en faire sa servante et qui se fera fort de remplacer Djamilia après la fuite de celle-ci : « Elle est partie, grand bien lui fasse ! Elle crèvera quelque part. De notre vivant. Nous ne manquerons pas de femmes. Même une femme à cheveux d’or ne vaut pas le dernier des bons à rien »…

… Or ce qu’il y a de si beau là-dedans, Kiddy, c’est que l’Kirghize ne dore pas la pilule. Dans la case jouxtant ma yourte purifiée à la fumée de genévrier, j’entendais Lady L. soupirer, tout à l’heure, en découvrant le destin d’enfer que subissent les damnés mineurs de fond du Nord-Kivu se ruinant la santé pour un dollar par jour, et j’me rappelai les lointains infinis du goulag de naguère et des camps de la misère actuelle de partout, mais partout la chanson de Danïiar ressuscite de loin en loin, à l’instant je me rappelle le prologue des Chroniques tchadiennes de Nétonon Noël, au bord du fleuve Logone, et ce pourrait être le Kourkouréou de Kirghizie : « Ces instants de communion privilégiée avec la nature, ces heures magiques bercées par la paisible rumeur des vagues, le murmure insouciant de la brise dans les buissons et le ramage incertain des rouge-gorge tenaient une place à part dans ses souvenirs :il pouvait y entrée, grand blessé de la vie ; il en ressortirait toujours, pansée en ses plaies les plus intimes »…

… On voit ainsi s’en aller ces deux-là, l’Kid, on pourrait dire que leur histoire finit bien alors qu’elle commence à peine, sur cette terre inhumaine que les hommes ont façonnée à l’image de ce qu’il y a de pire en eux, et ce n’est pas de l’amour à bon marché que celui de Djamilia et de Danïiar, on n’est pas ici dans les romances frelatées à la Marc Levy qui saturent nos marchés de dupes, on est dans le meilleur de l’homme que réfracte la poésie et ça finit comme ça, Kiddy, y a qu’à recopier et, même si  mes yeux se brouillent un peu,  je recopie ces mots du Kirghiz  et te les transmets dans la pleine conscience que la cassitérite y est pour quelques chose : « Où êtes-vous aujourd’hui, sur quelles routes marchez-vous ? Il y a maintenant beaucoup de chemins nouveaux chez nous dans la steppe, par tout le Kazakhstan jusqu’à l’Altaï et la Sibérie ! Beaucoup de gens audacieux travaillent là-bas. Peut-être, vous aussi, êtes vous allés dans ces pays ? Tu es partie, ma Djamilia, par la large steppe, sans regarder en arrière. Peut-être es-tu lasse, peut-être as-tu perdu la foi en toi ? Appuie-toi à Danïiar. Qu’il te chante sa chanson sur l’amour, la terre, la vie ! Que la steppe se mette à bouger et à jouer de toutes ses couleurs ! Que tu te souviennes de cette nuit d'août !  Va, Djamilia, ne te repens point, tu as trouvé ton difficile bonheur ».

Tchinghiz Aïtmatov. Djamilia. Traduit du kirghiz par A. Dimitrieva et Louis Aragon. Préface de Louis Aragon. Denoël/Folio, 124p.