Par ALBERTO MANGUEL Ecrivain
Certains hommes (j’imagine Montaigne comme étant de ceux-là, s’il avait eu davantage la passion des femmes, ou Rousseau, s’il avait été plus ferme dans ses convictions éthiques, ou peut-être Voltaire, s’il ne s’était pas pris pour le centre du monde) qui s’intéressent à toutes choses et qui peuvent soutenir des conversations avec tout un chacun, assez généreux pour vouloir faire partager leurs découvertes et assez modestes pour permettre aux autres d’en bénéficier.
Hubert Nyssen faisait partie de cette tribu. Celui que j’ai rencontré voici presque vingt ans dans son jardin près d’Arles ressemblait à un croisement entre l’acteur Jean Rochefort et le cavalier blanc dans De l’autre côté du miroir. Svelte, courtois, s’exprimant avec précision, avec des yeux d’une intelligence féroce et un sens de l’humour que trahissait un sourire à demi-caché, il était le plus affable et le plus intéressant des hôtes.
Nos premières conversations eurent lieu sous le grand platane dans son jardin, où j’étais censé travailler avec ma traductrice, son épouse, Christine Le Bœuf, à mon Histoire de la lecture. Nous avons travaillé mais, apparemment, sous l’œil attentif d’un maître bienveillant. Nous étions deux, Christine et moi : nous aurions pu être plusieurs, ce n’eût guère été différent. Ce qui est toujours déconcertant, chez Nyssen, c’était sa capacité de rassembler un groupe de gens divers sans jamais se placer au centre, telle une force gravitationnelle invisible qui prête mouvement et grâce aux autres corps.
Ecrivain, il s’inclinait devant le lecteur ; éditeur, devant l’écrivain ; amateur de musique, devant l’interprète ; ami, devant ses amis.
La générosité était chez lui si naturelle que quand la possibilité était apparue de donner un nom à la petite place où se trouve sa maison d’édition en Arles, il n’avait pas songé un instant à suggérer «place Actes-Sud» ou (comme auraient pu le faire tant d’éditeurs égocentriques) «place Hubert-Nyssen» mais s’est dépensé en démarches pour obtenir que la place soit baptisée «place Nina-Berberova», cet auteur dont il avait révélé, accueilli et fait connaître l’œuvre et qui, en reconnaissance de ce qu’elle lui devait, l’avait nommé son exécuteur littéraire. Toutes ses conversations avaient en commun ce même caractère : il n’y était que simple témoin et le monde - passé, présent et à venir - en était le sujet.
Etre à la fois éditeur et écrivain, c’est être conscient de son Doppelgänger («double»). L’Editeur et son double, ce beau titre qu’il avait donné à ses carnets, rend cette dualité explicite. L’éditeur Nyssen était le lecteur, le «dénicheur de textes», le «passeur», celui qui encourageait les traductions et semait chez les autres la semence de nouveaux livres, le nourricier, le compagnon et le conseiller des auteurs ; l’écrivain Nyssen était le conteur, le chercheur introverti, l’artisan des mots à l’aide desquels piéger un souvenir, débrouiller une réflexion, éclairer une idée, offrir un point de départ à la parole, faire naître le désir (qu’il définit comme «la manifestation d’un regret, le regret d’une absence, l’expression exaspérée d’un manque»). Nyssen écrivain donna une présence à ces absences ; Nyssen éditeur leur donna une maison.
Et puis il y avait l’homme que j’avais découvert sous le platane : l’homme qui échangeait avec moi des citations, l’homme qui se rappelait des histoires avec tant de générosité, l’homme qui m’a fait cadeau des découvertes de Marcel Thiry, de Paul Gadenne, de Göran Tunström… Un jour où nous évoquions une liste de choses qui composaient «une certaine idée de la France», il a observé que, nous qui venions du dehors, lui et moi, nous avions en commun la possibilité de voir une nation que les Français de souche ne pouvaient pas (ou ne voulaient pas) voir.
On oublie facilement que Nyssen était né en Belgique, car ses intérêts et ses goûts étaient universels ; si quelque chose le rendait «français», c’était bien son profond attachement à la langue française. Parce que Nyssen n’était pas un homme de lettres, c’était un homme de mots : les mots semblaient faire partie de son être, et ses passions (pour la littérature, l’amour, la politique et l’amitié) semblaient toujours être traduites (ce verbe lui allait si bien) en mots, en mots châtiés, avec une justesse sans faille et un grand bonheur poétique. J’écris sur quelqu’un que j’aime et que j’admire, mais que j’ai connu tard dans sa carrière : les nuances et les changements m’échappent. Je me demande quel était l’enfant, l’adolescent qui devint résistant et lut toute la littérature française alors qu’il s’était caché pour échapper aux nazis, l’homme en pleine maturité dont la main servit de matrice aux premiers livres d’Actes Sud.
Je sais aussi ce que Nyssen aurait dit : que toutes ces incarnations étaient encore là, bien vivantes dans l’homme qu’il fût et que (ainsi qu’il nous l’a répété à tant de reprises dans la Femme du botaniste, le Bonheur de l’imposture et Quand tu seras à Proust, la guerre sera finie), si nous sommes des lecteurs suffisamment attentifs, nous entendrons leurs voix dans les échos de nos souvenirs de ses conversations d’aujourd’hui.
Texte traduit par Christine Le Bœuf
http://www.liberation.fr/culture/01012380217-je-me-souvie...