Rhapsodies panoptiques (24)
… Nuage apparut en trombe tout en haut de la rue tombant en pente comme du ciel à la mer, voyou et sa voyelle sur la Kawa, elle lui serrant le pilon dur sous le cuir, elle aux cheveux du Cap Vert et aux yeux pers et lui le frelon rapide et sa cam en bandoulière qui ferait de lui le sniper des images en mouvement, et tous deux crièrent Sancho ! leur cri de guerre, et le film en projet fut lancé, la Kawa rugit elle aussi, le compte à rebours des producs pourris allait commencer, qui avaient déjà mal préjugé de la belle paire : on était loin avec ces deux-là de Sailor et Lula, loin en avant, à nous la vie et la poésie pétaradant - et j’avais noté, moi le romancier qui-dit-je, j’avais noté sur un bout de papier, dans mon coin, ceci qui lançait pour ainsi dire le roman du Voyou et de sa Voyelle : « En l’honneur de la vie aux funèbres trompettes, j’entreprends d’écouter, dans mon corps, jour par jour, l’écho de ce futur qui ne cesse de devenir du passé , dès qu’on le touche»…
Or tombant à pic des quartiers de résidence sus au centre des affaires puis aux périphéries, fonçant, twistant, se faufilant, couleuvrant entre les gros cubes et les processions à l’arrêt, freinant à la der des ders, repartant à la ruade sur l’orange, se déhanchant jusque par terre dans les virolets, Nuage et sa voyelle apparurent et réapparurent sur les écrans de surveillance du Centre Panoptique et furent tôt repérés par l’agent Jegor, de faction ce jour-là, qui les suivit en commutant d’un écran l’autre et non sans attention jalouse et complice à la fois, guettant la défaillance sans la souhaiter pourtant, bon prince envers ce plus ou moins frère d’armes qu’il imaginait tantôt se précipitant vers quelque mauvais coup ou courant au contraire en sauveur de Dieu sait quoi – Jegor étant lui-même double agent sous couvert d’uniforme – et ce fut ainsi la ville de part en part que la paire déboulée traversa non sans fracas et tracas de passants médusés, et Nuage lui aussi cadrait tout au passage, calandres et sémaphores, fuselages et trouées - et l’instant, l’instant capté dans le mouvement précipité, et les plans à venir aussi, zoom avant, tout dans l’imagination prémonitoire, l’instinct voyou, coups de gueule hors-champ (putains de producs de mes deux !), et déjà l’Objet lui revenait en vue et de plus en plus à mesure que, d'intersections en passages sous-voie, de plongées en échappées on approchait de la Zone où tout allait commencer selon le scénar - mais le scénar était à vrai dire le dernier souci de Nuage à ce moment-là qui se sentait tout à coup une lancée par la peau dans les feulées de la Kawa et les rugissements, et voici que l’Objet du film redevenait la peau de Vanda qui le possédait et l’inspirait, sur quoi, passée la grille des anciens abattoirs, la belle paire échappant soudain à la capture panoptique de l’agent Jegor, s’ouvraient les portes de l’Atelier où Nuage et son gang, dès ce jour, entreprendraient les préparations tour à tour très lentes et fulgurantes de Par les nuits d’orage.
Or sans discontinuer, depuis des jours, Nuage avait slurpé l’Afrique et la bonté grave à même la peau de Jula sa Dulcinée qui alternait au-dessus de lui les psaumes de volupté et les pensées de sa jeune rage de Docteure ès sciences politiques proscrite et non moins impatiente que lui de quichottiser le monde par une neuve intelligence des gens et des choses - et bientôt s’était formée dans la tête de Nuage, la fameuse nuée de l’Idée féconde aux scintillements érotisés par leur double subconscience et les multiples apports du rhum, de cigares torsadés et de palabres jusqu’à point d’heures…
…On se l’est dit et répété, le Kid : que la Nature quelque part nous sauvera des tautologies des énervés. Tes socques de poète des fjords et de pierriers vont faire des cloques aux linos de la Faculté, et les éteignoirs blafards, et les blêmes bas-bleus du Milieu littéraire, cette asphyxiante entité de culs-bénits, se le tiendront pour dit. Or je t’attends aux abattoirs. Il se passe là-bas des choses. Le Gitan va passer un de ces soirs et nous y retrouverons la belle Jula et le doux Nuage, Blacky le Bantou et Quentin reparti pour sa tempête, et faudra bien que Bona se pointe un de ces jours, et les marchandes de quat’saisons de Facebook, fées et sorcières à l’avenant – surtout faudra se remettre à rire en notre Abbaye de Thélème numérique et surnuméraire, faudra pas se gêner. Faut pas, les kids, vieillir avant l’âge, ça vraiment faudrait pas. Faut pas faire semblant ne pas vieillir non plus, ça non plus vaut mieux pas, mais faut vieillir comme il faut, sinon vaut mieux pas – et mon sermon, là, vous vous en faites un chibouk et l'allez fumer sous le tamarinier…
Image: Bateau dans la tempête, dessin à l'encre de Louis Soutter.