L'homme qui tombe, story 3

Publié le 02 janvier 2012 par Jlk

Rhapsodies panoptiques (24)
… Nuage apparut en trombe tout en haut de la rue tombant en pente comme du ciel à la mer, voyou et sa voyelle sur la Kawa, elle lui serrant le pilon dur sous le cuir, elle aux cheveux du Cap Vert et aux yeux pers et lui le frelon rapide et sa cam en bandoulière qui ferait de lui le sniper des images en mouvement, et tous deux crièrent Sancho ! leur cri de guerre, et le film en projet fut lancé, la Kawa rugit elle aussi, le compte à rebours des producs pourris allait commencer, qui avaient déjà mal préjugé de la belle paire : on était loin avec ces deux-là de Sailor et Lula, loin en avant, à nous la vie et la poésie pétaradant - et j’avais noté, moi le romancier qui-dit-je, j’avais noté sur un bout de papier, dans mon coin, ceci qui lançait pour ainsi dire le roman du Voyou et de sa Voyelle : « En l’honneur de la vie aux funèbres trompettes, j’entreprends d’écouter, dans mon corps, jour par jour, l’écho de ce futur qui ne cesse de devenir du passé , dès qu’on le touche»…
Or tombant à pic des quartiers de résidence sus au centre des affaires puis aux périphéries, fonçant, twistant, se faufilant, couleuvrant entre les gros cubes et les processions à l’arrêt, freinant à la der des ders, repartant à la ruade sur l’orange, se déhanchant jusque par terre dans les virolets, Nuage et sa voyelle apparurent et réapparurent sur les écrans de surveillance du Centre Panoptique et furent tôt repérés par l’agent Jegor, de faction ce jour-là, qui les suivit en commutant d’un écran l’autre et non sans attention jalouse et complice à la fois, guettant la défaillance sans la souhaiter pourtant, bon prince envers ce plus ou moins frère d’armes qu’il imaginait tantôt se précipitant vers quelque mauvais coup ou courant au contraire en sauveur de Dieu sait quoi – Jegor étant lui-même double agent sous couvert d’uniforme – et ce fut ainsi la ville de part en part que la paire déboulée traversa non sans fracas et tracas de passants médusés, et Nuage lui aussi cadrait tout au passage, calandres et sémaphores, fuselages et trouées - et l’instant, l’instant capté dans le mouvement précipité, et les plans à venir aussi, zoom avant, tout dans l’imagination prémonitoire, l’instinct voyou, coups de gueule hors-champ (putains de producs de mes deux !), et déjà l’Objet lui revenait en vue et de plus en plus à mesure que, d'intersections en passages sous-voie, de plongées en échappées on approchait de la Zone où tout allait commencer selon le scénar - mais le scénar était à vrai dire le dernier souci de Nuage à ce moment-là qui se sentait tout à coup une lancée par la peau dans les feulées de la Kawa et les rugissements, et voici que l’Objet du film redevenait la peau de Vanda qui le possédait et l’inspirait, sur quoi, passée la grille des anciens abattoirs, la belle paire échappant soudain à la capture panoptique de l’agent Jegor, s’ouvraient les portes de l’Atelier où Nuage et son gang, dès ce jour, entreprendraient les préparations tour à tour très lentes et fulgurantes de Par les nuits d’orage.
Or sans discontinuer, depuis des jours, Nuage avait slurpé l’Afrique et la bonté grave à même la peau de Jula sa Dulcinée qui alternait au-dessus de lui les psaumes de volupté et les pensées de sa jeune rage de Docteure ès sciences politiques proscrite et non moins impatiente que lui de quichottiser le monde par une neuve intelligence des gens et des choses - et bientôt s’était formée dans la tête de Nuage, la fameuse nuée de l’Idée féconde aux scintillements érotisés par leur double subconscience et les multiples apports du rhum, de cigares torsadés et de palabres jusqu’à point d’heures…
…L’idée que le geste de faire pût se faire à deux n’avait pas effleuré, cela va sans dire, la pensée créatrice de Basil pour lequel Dante et Béatrice, Pétrarque et Laure ou Cervantès et sa flopée de personnage ne travaillent pas dans le même rayon - chacun son job. Mais Jula n’est pas moins essentielle que le surnommé Nuage dans la story genre épopée urbaine dont on ne voit pas trop où elle conduira si ce n’est qu’elle m’est un prétexte comme un autre de revoir Basil au café des Abattoirs ou au Buffet de la Gare sous le Cervin mandarine, selon les jours ; et c’est là que nous parlons et reparlons de cette idée éventée visant à l’évacuation de la notion d’Auteur, comme on a renvoyé les personnages de romans aux vestiaires et la notion même de story, avant de replonger dans les avatars de téléfilms et de romans-feuilletons. Tout ça, Tonio, on se l’est dit et répété, pour soulager la vanité chiffonnée des auteurs sans entrailles et des cuistres facultards. Tout ça complètement obsolète et à réviser à l’acéré. Vieilles nippes pseudo-modernistes. Après Bourdieu les bourdieusards et c’est de la même paroisse aigre que celle des bigotes de l’Abbé Brel. Je n’en ferai pas, le Kid, une théorie de plus, mais la notion d’Auteur est une aussi belle fiction que la fiction des personnages se pressant dans sa salle d’attente pour le casting. Tu connais ma vanité totale, Kiddy, qui serait de ne plus signer aucun texte. On y reviendra à l’orgueil suprême du griot homérique parlant comme personne et pour tout le monde – ce qu’attendant tu me cites trois lignes du petit Marcel, trois de l’affreux Ferdine, trois autres de l’ourse noire ou de sainte Flannery et je te signe le certificat d’identification, nulle difficulté en cela, n’est-ce pas, mais pour prouver quoi ? Or ce que j’aime dans votre volée de freluquets est votre dédain croissant des références et des étiquettes, qui vous campe plus nus devant la Chose, plus désarmés peut-être mais peut-être plus vrais, parfois, j’sais pas, y m'semble, je crois…
…Entretemps, après Vanda, j’avais aussi découvert Trona. Un youngster à l’air rilax m’avait fait ce cadeau de me révéler Trona dans son premier roman, après Le cul de Judas du bel Antonio. Les musiciens servent à ça aussi : à te fiche le blues avec un Andante dont tu ne te rappelles plus le nom de l’auteur sauf que tu sens qu’il a vu un peu plus de pays que les autres, celui-là. J’te passe quand tu veux la mort de Didon de Purcell, compère Quentin, ou je te fredonne la Sonate posthume de Schubert ou n’importe quel blues de Lightnin’Hopkins. Et voir la vérité de Trona, autant qu’exprimer l’atroce vérité de Vanda titubant entre seringues et cageots dans le labyrinthe à l’infernal tintamarre, se replonger en Angola guerrier dans la foulée de Lobo Antunes puis suivre ce Don Juan carabiné - le meilleur coup de Benfica selon les femelles de là-bas -, dans les cercles infernaux des malades de Monsieur le psychiatre frotté de lettres, fraternel autant qu’un Carver ou qu’un Tchekhov; et revenir alors à l’inoubliable dépotoir de la Salle 6 de ce dernier – tout ça va nous exonérer, comme après une virée aux pays de Flannery ou de l’affreuse Patty, des salamalecs devant le Génie de l’Auteur ou des arguties méticuleuses visant à nous prouver que rien ne tient que la textualité du texte en son contexte textuel – tout cela ne découlant finalement que de la même chronique immensément amère et tonique, car tout se mêle, que tous ils se mêlent et s’entremêlent à renfort de vocables dans le flux des proses, et l’homme n’en finit pas de tomber…
…On se l’est dit et répété, le Kid : que la Nature quelque part nous sauvera des tautologies des énervés. Tes socques de poète des fjords et de pierriers vont faire des cloques aux linos de la Faculté, et les éteignoirs blafards, et les blêmes bas-bleus du Milieu littéraire, cette asphyxiante entité de culs-bénits, se le tiendront pour dit. Or je t’attends aux abattoirs. Il se passe là-bas des choses. Le Gitan va passer un de ces soirs et nous y retrouverons la belle Jula et le doux Nuage, Blacky le Bantou et Quentin reparti pour sa tempête, et faudra bien que Bona se pointe un de ces jours, et les marchandes de quat’saisons de Facebook, fées et sorcières à l’avenant – surtout faudra se remettre à rire en notre Abbaye de Thélème numérique et surnuméraire, faudra pas se gêner. Faut pas, les kids, vieillir avant l’âge, ça vraiment faudrait pas. Faut pas faire semblant ne pas vieillir non plus, ça non plus vaut mieux pas, mais faut vieillir comme il faut, sinon vaut mieux pas – et mon sermon, là, vous vous en faites un chibouk et l'allez fumer sous le tamarinier…
Image: Bateau dans la tempête, dessin à l'encre de Louis Soutter.