Par Valérie Lion, publié le 18/01/2011 à 14:53
R. Krause / Reuters
A 37 ans, Esther Duflo a recu la médaille John Bates Clark, qui annonce souvent le Nobel d'économie. Elle s'emploie à développer une méthode d'évaluation concrète des actions de lutte contre la pauvreté. Retour sur le parcours d'une pionnière.
A 29 ans, elle devenait professeure associée au prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT). A 37, elle recevait la médaille John Bates Clark, qui annonce souvent le Nobel d'économie. Derrière sa dégaine d'étudiante timide, Esther Duflo cache un esprit puissant et déterminé. Celui d'une pionnière.
Basée à Boston, elle parcourt le monde, de l'Asie à l'Afrique du Sud, en passant par l'Europe, pour développer sa méthode très concrète d'évaluation des actions de lutte contre la pauvreté. Le J-PAL (Jameel Poverty Action Lab), laboratoire qu'elle codirige au MIT, est sollicité par des ONG, des gouvernements et des entreprises.
La jeune chercheur présentera, le 19 janvier, à Paris, la première étude réalisée pour un groupe français (Veolia Environnement). Et vient tout juste de terminer, avec le codirecteur du J-PAL, un nouvel ouvrage, Poor Economics, qui paraîtra en avril aux Etats-Unis, en octobre en France.
"Ma lutte la plus obstinée sera l'éradication de la pauvreté extrême", déclarait la nouvelle présidente brésilienne lors de son investiture, le 1er janvier. Peut-on vraiment éradiquer la pauvreté comme on éradique une maladie ?
La pauvreté n'est pas une maladie, c'est un faisceau de maladies. Elle résulte d'un ensemble de phénomènes, liés à la santé, à l'éducation et, plus généralement, à la difficulté de se réaliser. Lutter contre la pauvreté, c'est lutter contre tous ces phénomènes. En médecine, comme en pauvreté, les objectifs ne cessent de reculer. Et c'est bien ainsi. On commence par essayer d'éradiquer l'extrême pauvreté - les gens qui meurent de faim - puis, une fois cette étape franchie, on travaille à ce que chacun ait accès à une éducation, et ainsi de suite.
C'est un combat qui n'est jamais gagné, mais qui ne cesse d'enregistrer des progrès. Aujourd'hui, le seuil de pauvreté est fixé à 1 dollar par jour et par personne. Dans quelques années, il n'y aura peut-être plus beaucoup d'individus dans le monde à ce niveau. Au fur et à mesure que la planète s'enrichit, le nombre de pauvres diminue. Mais cela ne veut pas dire forcément que la qualité de vie s'améliore et il subsiste toujours une pauvreté relative. Dans ce sens-là, la pauvreté sera toujours présente.
Voilà quinze ans que vous travaillez sur le sujet. Comment le discours a-t-il évolué ?
Indiscutablement, on observe une évolution vers plus de réalisme, vers des actions plus concrètes, répondant à des problèmes spécifiques avec des solutions appropriées, que ce soit du côté de l'aide internationale ou des pays en développement eux-mêmes. Avec notre laboratoire de recherche, nous avons montré qu'une autre voie était possible. Qu'on pouvait justement penser la pauvreté autrement.
Comment en êtes-vous venue à cette approche très pragmatique ?
Quand j'ai commencé ma thèse, je pensais travailler sur la croissance. Puis, en arrivant aux Etats-Unis, j'ai découvert les approches microéconomiques et, notamment, celles de l'économie du travail, qui proposait, à mon sens, des méthodes d'analyse beaucoup plus satisfaisantes. J'ai choisi de les appliquer aux questions de développement. Quand j'ai décidé d'abandonner la macroéconomie, mon collègue Olivier Blanchard (aujourd'hui au FMI) m'a chambrée en me disant : "Tu ne peux pas vraiment comprendre l'équilibre général..."
C'était un peu vrai et, d'ailleurs, les économistes eux-mêmes ne le comprennent pas très bien non plus, la crise financière l'a prouvé ! En économie du travail, on pose des questions simples : "Les gens travaillent-ils plus quand les salaires augmentent ?" J'ai repris cette approche très précise et concrète - par exemple, l'éducation a-t-elle un impact sur les salaires ? - avant de me lancer dans les expérimentations sur le modèle des essais cliniques.
En quoi cela consiste-t-il ?
L'idée est de travailler sur la base d'évaluations aléatoires. La première expérimentation que nous avons menée portait sur le soutien scolaire en Inde. Il s'agissait de mesurer l'efficacité d'un programme mis en place par l'ONG Pratham. Une jeune femme du quartier venait chaque jour faire deux heures de soutien pour les enfants en difficulté, en les sortant de la classe.
Le programme, créé à Bombay, allait être développé dans 120 écoles gouvernementales d'une ville de la province du Gujerat, avec une personne par école. Nous avons choisi au hasard les classes bénéficiaires, tantôt des CE 2, tantôt des CM 1. Les enfants ont été testés en début et en fin de programme : la différence était énorme.
S'agit-il seulement d'évaluer la performance d'un programme ? Quid des politiques ?
Au début, l'objectif était de savoir si telle action était efficace ou pas. Puis, nous avons cherché à savoir pourquoi cela marchait ou pas. En Inde, nous avons découvert que le niveau d'enseignement théorique ne correspond absolument pas au niveau réel des enfants. Donc, ils n'apprennent rien. Cela explique aussi le phénoménal taux d'absentéisme des enseignants, car leur mission n'a aucun sens.
Biographie
1972 Naissance à Paris. 1994 Maîtrise d'histoire et d'économie à l'Ecole normale supérieure. 1999 Thèse sur l'évaluation empirique des projets de développement. 2002 Professeure associée au Massachusetts Institute of Technology (MIT), à Boston. 2003 Cofondatrice de J-PAL (Jameel Poverty Action Lab), au MIT. Titulaire de la chaire d'économie du développement et de réduction de la pauvreté. 2005 Prix du meilleur jeune économiste de France. 2009 Titulaire de la chaire Savoirs contre pauvreté au Collège de France. 2010 Lauréate de la médaille John Bates Clark.Mais, pour en arriver là, pour tester ces hypothèses, il faut déjà maîtriser la méthode, bien connaître l'environnement - en Inde, au début, tous les enfants avaient les mêmes résultats au test, car les profs écrivaient les réponses au tableau ! - faire accepter l'idée de l'aléatoire et, enfin, former des enquêteurs locaux.
En quoi cette approche est-elle une rupture ?
Il y a une pensée paresseuse sur le développement : on réfléchit rapidement, on identifie un problème, puis on investit des milliards de dollars, alors que ce n'est pas forcément le bon problème. Ainsi, l'idée que les gens meurent de faim parce qu'il n'y a pas assez à manger reste très prégnante : on dépense des sommes colossales en aide alimentaire, alors que - hormis dans le cas d'une famine - il s'agit peut-être davantage d'un problème de qualité que de quantité.
Une fois les programmes lancés, ils drainent des ressources considérables, pendant des années, sans qu'on soit sûr de leur efficacité. L'échec des actions de lutte contre la pauvreté est dû non pas forcément à la difficulté du sujet mais à la trop grande rapidité avec laquelle il est traité : les choses sont pensées vite et mal.
En outre, nombre de politiques publiques sont définies en fonction d'un public rêvé et non du public tel qu'il est. Cela s'explique par une méconnaissance totale du terrain. En Inde, les infirmières sont chargées d'une mission impossible ; résultat : elles ne font rien. Si on leur donnait une mission accessible et si on les rendait responsables de cette mission, cela se passerait beaucoup mieux.
Vous avez créé votre laboratoire aux Etats-Unis. Pourquoi pas en France ?
A l'époque, ici, les gens ne faisaient pas ce que je voulais faire : leur approche était extrêmement théorique. Je n'avais donc pas le choix. Travailler aux Etats-Unis offre aussi un grand confort. L'avancement n'est pas lié à l'âge et il est assez facile de trouver de l'argent. Si, en 2008, nous avons pu créer une antenne à Paris, c'est grâce aux financements obtenus outre-Atlantique.
Vous avez constitué un réseau d'une cinquantaine de chercheurs à travers le monde, qui formulent des recommandations aux ONG et aux gouvernements. Est-ce compatible ?
Ils viennent nous chercher ! Notre objectif, c'est de faire des préconisations et, éventuellement, de répliquer ce qui marche. Au Kenya, sur le soutien scolaire, nous avons obtenu des résultats assez proches de ceux observés en Inde. En Inde, les fondations Gates et Hewlett ont donné énormément d'argent pour que Pratham puisse étendre son programme, aujourd'hui déployé dans une centaine de districts.
De notre côté, nous poursuivons l'évaluation et nous essayons de répondre à d'autres questions : par exemple, qui est le mieux placé pour faire le soutien scolaire ? Donc, on affine et on généralise. Pratham a commencé à travailler avec d'autres gouvernements désireux d'adopter un programme similaire. Ainsi, au Ghana, où une vaste opération de soutien scolaire dans les écoles primaires va être mise en place sous forme d'une expérience, avec l'aide d'Innovations for Poverty Action, un think tank pour lequel travaille ma soeur...
La lutte contre la pauvreté, c'est une affaire de famille ?
Un petit peu, oui. Ma soeur et moi sommes issues d'une famille protestante de gauche, disons que c'est dans l'esprit, dans la culture que nous avons reçus. Nous avons toutes deux été scoutes. Ma mère, pédiatre de ville, est impliquée à titre bénévole dans une association qui s'occupe d'enfants victimes de la guerre. Elle partait régulièrement en mission. En ce qui me concerne, mon premier voyage dans un pays pauvre était à Madagascar, après la khâgne, avec l'Eglise réformée. Ce fut une expérience très marquante. J'avais une vision assez misérabiliste de la pauvreté.
Paradoxalement, j'ai été frappée par la richesse qui existait aussi dans ce pays : ses habitants étaient pleins de ressources, capables de faire des choix dans leur vie et n'étaient, finalement, pas autant piégés qu'on pouvait l'imaginer par la pauvreté. J'ai compris aussi que les gens mouraient de faim en partie parce qu'ils avaient trop mangé en début de saison ! Ce n'était donc pas seulement un problème de ressources mais d'allocation des ressources. Voilà typiquement un dysfonctionnement qu'on peut les aider à résoudre.
Quel souvenir gardez-vous de votre première confrontation avec la pauvreté ?
La première fois que j'ai découvert la pauvreté, c'est dans les livres. J'ai toujours été consciente du gouffre qu'il y avait entre mon existence et celle des plus pauvres du monde. Enfant, j'étais extrêmement troublée par le hasard extraordinaire qui m'avait valu de naître à Paris, dans une famille de la classe moyenne intellectuelle, alors que j'aurais pu voir le jour au Tchad. C'est une question de chance. Il en découle une responsabilité.
Comment justifier à mes propres yeux d'avoir eu cette chance ? Il fallait que je fasse quelque chose, mais quoi, mis à part du volontariat aux Restos du coeur ou à l'Armée du salut ? Entre 8 et 18 ans, j'étais passionnée par l'histoire. J'ai compris assez tard que l'économie me permettait de relier ma vie professionnelle à cette volonté d'engagement.
Que pensez-vous du social business comme réponse à la pauvreté ?
Le marché ne peut pas avoir réponse à tout. Les programmes de lutte contre la pauvreté interviennent précisément là où il est insuffisant, où la demande (capacité ou volonté de payer) ne correspond pas au prix que les entreprises souhaiteraient obtenir. Il n'y aura jamais de réponse du marché aux enjeux de la scolarisation ou de la santé préventive. En revanche, le microcrédit a démontré une certaine efficacité.
Le succès de la microfinance remet-il en question la notion d'assistance ?
L'opposition entre aide et initiative ne me semble pas très fructueuse. Quand le microcrédit devient accessible, les gens commencent à épargner, se projettent dans le futur et reprennent leur destin en main. Mais cela n'est pas toujours possible : les populations manquent parfois d'information, ou les bénéfices sont trop faibles. Ainsi, la micro-assurance, qui paraît évidente, ne fonctionne pas. Pour inciter les populations à la souscrire, il faudrait peut-être mieux les informer ou, tout simplement, subventionner la prime...
Depuis que vous avez reçu la médaille John Bates Clark, on vous dit nobélisable...
Le prix Nobel, en économie en tout cas, a très peu à voir avec ce que la personne fait et beaucoup à voir avec l'influence de ses travaux. Il couronne toute une vie. Il est certain que j'aimerais bien avoir de l'influence et que d'autres fassent la même chose que moi. Qu'un prix Nobel vienne l'entériner ou pas, cela n'a guère d'importance. La médaille Clark est bien plus utile, car cette distinction vient très tôt dans une carrière. Elle a établi la validité et la légitimité de ma démarche. Cela compte beaucoup : certains pensent encore que mon travail ne relève pas vraiment de l'économie ! La décision des sages de l'American Economic Association était réconfortante.
http://www.lexpress.fr/actualite/economie/esther-duflo-il...
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