Paris, Musée de l’Orangerie, du 7 octobre 1011 au 9 janvier 2012.
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1. Santiago Rusinol (1861-1931)
La Cour des orangers dit aussi Jardins arabes à Grenade, 1904
Huile sur toile - 86,5 x 107 cm
Castres, Musée Goya
Photo : Castres, Musée Goya cliché P. Bru
Si le Siècle d’or de la peinture espagnole est accroché aux cimaises de nos plus grands musées, l’histoire de l’art hispanique entre Goya et Picasso apparaît souvent comme un océan mystérieux duquel émergent quelques îles, elles-mêmes peu connues du grand public, avec pour nom Zuloaga ou Sorolla y Bastida. Il va de soi que cette image ne reflète pas la réalité mais bel et bien notre méconnaissance : au mépris ordinaire d’un certain XIXe siècle encore pratiqué par quelques cénacles retardataires, s’ajoutait jusqu’ici la distance géographique et historique d’une Espagne jugée lointaine comme vaguement marginale. La présentation au Musée de l’Orangerie, en collaboration avec la Fondation culturelle Mapfré, d’une soixantaine d’œuvres de l’art espagnol allant des années 1890 à 1920 fournit une excellente opportunité d’en découvrir ou redécouvrir la diversité et la richesse. On doit donc, avec une malice toute bienveillante, se féliciter, d’une certaine manière, qu’une brouille diplomatique de la France avec une ancienne colonie espagnole, le Mexique, ait repoussé à plus tard l’exposition consacrée à Diego Rivera et Frida Khalo initialement prévue à cette date. Le catalogue de l’exposition et le dossier de presse insistent sur une Espagne de la fin du XIXe siècle meurtrie d’avoir perdu Cuba ; voici une revanche amusante sur le Mexique ! Quelque admiration qu’on ait pour les muralistes, n’y a-t-il pas une justice à ce que l’art du XIXe siècle espagnol, si méconnu chez nous, devance ces grands noms de la peinture mexicaine souvent montrés ? Notre remarque en guise de clin d’œil a surtout pour but de féliciter l’équipe franco-espagnole qui a pu monter en un temps record cette présentation délectable.
Dans une scénographie simple et efficace, avec un parcours agréable et des couleurs parfaitement appropriées, les œuvres présentées forment un panorama assez complet des tendances et des tempéraments qu’offre la peinture espagnole dans ces années « entre deux siècles ». Le choix des œuvres aurait pu être différent, on pourrait regretter l’absence de tel artiste ou suggérer la présence de telle œuvre, et il paraît assez audacieux de résumer trente années de l’art d’un pays en un corpus de tableaux finalement assez réduit, sans oublier qu’il y manque l’art graphique et l’estampe ; en réalité, et paradoxalement, l’aspect concentré de cette présentation a l’avantage de forcer le visiteur à intégrer rapidement l’idée même d’une Espagne active, bouillonnante et multiforme sur le plan pictural entre 1890 et 1920. S’agissant d’une visite aussi dense, la nécessité d’un synopsis avec une thématique (l’Espagne noire / l’Espagne blanche) n’apparaît toutefois pas bien nécessaire. Autant son exploitation subtile dans le catalogue paraît justifiée, avec le texte de Pablo Jimenez Burillo, qui ouvre des réflexions bien réelles et atteint à une synthèse du plus grand intérêt, autant cette dichotomie a un peu de mal à s’articuler dans le parcours de l’exposition.
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3. Ignacio Zuloaga Y Zabaleta (1870-1945)
Portrait de Maurice Barrès devant Tolède, 1913
Huile sur toile - 203 x 240 cm
Nancy, Musée Lorrain
Photo : RMN-Musée d’Orsay / Philippe Migeat
La difficulté qu’il y a à faire coïncider, par exemple, cette notion (noir ou blanc) à la fois du point de vue du sujet et sur le plan plastique apparaît évidente. Il est significatif qu’un artiste comme Santiago Rusiñol soit présent dans les textes (y compris le dossier de presse) et les sections de l’exposition à la fois dans l’une et l’autre de ces tendances supposées : la double page du catalogue qui juxtapose sa Cour des orangers de 1904 (ill.1), à la clarté tout « impressionniste » et La Glorieta de 1909, avec son crépuscule mystérieux, ses cyprès et ses feuilles mortes symbolistes est à cet égard éloquente (ill. 2). Un même artiste, à une même période, peut produire deux œuvres d’inspiration et de contenu totalement opposés. En réalité, si l’on comprend bien la justesse du propos et cette vision dialectique de l’Espagne, l’une, sombre, catholique et solennelle, voire dramatisée, et l’autre, lumineuse, gaie et solaire des voyageurs et d’un certain « exotisme » moderniste, l’intérêt de l’exposition est surtout de montrer de la très belle peinture sans qu’il soit absolument utile d’en démêler tous les ressorts identitaires ou psychologiques. Vouloir à tout prix problématiser un parcours même lorsqu’il n’y pas absolument lieu de le faire peut être un piège. Le fait que l’on soit accueilli en dehors du parcours (pour des raisons de format, on le concède) par le grand tableau de Zuloaga représentant Maurice Barrès contemplant Tolède (ill.3), son livre sur le Greco à la main résume toutefois bien tout ce que l’on doit évidemment avoir en tête en visitant l’exposition : Espagne réelle, Espagne rêvée, Espagne du mythe, de l’histoire et de l’héritage artistique etc. Que tout ceci, toutefois, ne nous empêche pas de regarder… la peinture car on ne peut pas, à la fois, contester l’égocentrisme parisien qui aurait occulté tel ou tel pan de l’histoire de l’art européen et cantonner l’intérêt des tableaux montrés à une vision nationale et historiciste, restrictive à son tour. D’autant que la plupart des artistes présentés ont vécu ou visité Paris et participé aux salons et expositions universelles ainsi que l’étudie Dominique Lobstein avec la précision et la rigueur qu’on connaît dans un intéressant essai. Il s’agit bien, ainsi, de ne pas se cantonner à une vision « localiste » de la peinture espagnole, mais pas, non plus, d’en estimer l’intérêt uniquement à l’aune des mouvements qui triomphaient à Paris entre 1890 et 1920 quelle que soit l’évidence des rapprochements possibles. Ces artistes ont leur singularité, leur esthétique, leur talent et c’est ce qui importe.
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4. Ignacio Zuloaga Y Zabaleta (1870-1945)
Portrait de la comtesse Anna de Noailles, 1913
Huile sur toile - 152 x 195,5 cm
Bilbao, Museo de Bellas Artes de Bilbao
Photo : Photograph Archive of the Bilbao Fine Arts Museum
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5. Ignacio Zuloaga Y Zabaleta (1870-1945)
La Naine Dona Mercedes, 1887
Huile sur toile - 130 x 97 cm
Paris, Musée d’Orsay
Photo : RMN-Musée d’Orsay/Hervé Lewandowski
Quelques très beaux paysages donnent au visiteur une entrée en matière nocturne et toutefois lumineuse. La Tombée de la nuit sur la jetée de Pinazo Camarlench (Valence, Institut Valencia d’Art Modern), la Tombée du jour de Urgell (Barcelone, MNAC) et, surtout, le sublime Paysage nocturne d’Eliseu Meifrèn y Roig (Madrid, musée Thyssen) que nous avions pu admirer à la Fondation de l’Hermitage de Lausanne récemment, témoignent d’emblée de la diversité de facture dont toute l’exposition se fera le reflet. Très vite on est happé par quelques chefs d’œuvre de Zuloaga ; après le Barrès, déjà cité, c’est l’hypnotique Portrait d’Anna de Noailles (ill. 4) qui frappe par sa modernité ; que Vélazquez (avec le portrait de La Naine Dona Mercedes)(ill. 5), Goya (Le Portrait de l’oncle et des cousines de Zuloaga [1910, Boston, Fine Arts Museum]) ou encore Le Greco (avec L’Anachorète [1907, Paris, Musée d’Orsay]) se rappellent ici à notre bon souvenir, ne fait que renforcer, au-delà de cet enracinement, le caractère unique de l’art de Zuloaga et, bien plus que son prétendu « réalisme », son sentiment dramatique et abrupt, sa picturalité essentielle.
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6. Ramon Casas (1866-1932)
La Paresse, 1898-1900 Huile sur toile - 64 x 54 cm
Barcelone, MNAC Museu Nacional d’Art de Catalunya
Photo : MNAC Photo Calveras/Mérida/Sagristà
Quelques œuvres de Ramón Casas, dont la très belle Paresse (ill. 6), illustrent une veine « réaliste » et intime que l’on retrouve aussi chez Santiago Rusiñol. L’art de ce dernier, un des très beaux artistes de la période, est représenté par six tableaux, un septième, peut-être le plus saisissant, n’ayant malheureusement pu venir (mais il est reproduit dans le catalogue, il s’agit de La Morphine [1894], visible au Museu Cau Ferrat de Sitges). Comme nous l’avons déjà dit plus haut, on trouve chez cet artiste à la fois l’expression subtile d’une certaine intériorité « fin de siècle », des paysages symbolistes (sous représentés à l’Orangerie) et des vues parisiennes plus montmartroises. Un nombre restreint d’œuvres symbolistes ne suggère d’ailleurs que peu la présence de l’Espagne au sein de l’idéalisme des années 1890-1910. La Rosée d’Adrià Gual (1897, Barcelone, MNAC), avec son beau cadre parlant, et Les Hermétiques de Miguel Viladrich Vila (Barcelone, MNAC), d’inspiration préraphaélite, en attestent pourtant ; on regrette l’absence d’œuvres de Rogelio de Egusquiza, peintre wagnérien et remarquable graveur qui aurait ici eu toute sa place. Julio Romero de Torres, quant à lui, auteur d’œuvres proches de l’idéalisme, est représenté par une belle toile plutôt d’inspiration réaliste et d’un chromatisme austère. Sombres, aussi, les œuvres de Isidre Nonell dont les Deux gitanes (1903, Barcelone, MNAC) font penser à un Edvard Munch qui aurait médité Van Gogh.
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7. Dario de Regoyos (1857-1913)
Viernes Santo en Castilla, 1904
Huile sur toile - 81 x 65,5 cm
Bilbao, Museo de Bellas Artes de Bilbao
Photo : Photograph Archive of the Bilbao Fine Arts Museum
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8. Hermen Anglada Camarassa (1871-1959)
Le Paon blanc, 1904
Huile sur toile - 78,5 x 99,5 cm
Collection particulière
Photo : MNAC Museu Nacional d’Arte de Catalunya, Barcelona
Calveras/Mérida/Sagrista
Il va sans dire que la clarté et la lumière prévalent lorsqu’on passe aux murs consacrés à l’impressionnisme de Dario de Regoyos (ill. 7), aux paysages empâtés de Nicolau Raurich ou aux scènes parisiennes électriques et violemment colorées d’Hermen Anglada-Camarasa (ill .8). Mais c’est évidemment avec Joaquim Sorolla y Bastida que culmine cette quête libre du rayonnement, de la lumière et de la couleur. Le grand tableau de salon acquis par l’Etat français dès 1895, le Retour de pêche, le halage de la barque (ill. 9), révèle d’ores et déjà, en dépit d’une facture et d’un sujet en apparence conventionnels, cette clarté, cette transparence et ce sens du mouvement qui caractériseront bientôt les meilleures œuvres du peintre, un peu trop facilement rapproché de impressionnisme. Quelques merveilleuses peintures en attestent à l’Orangerie : la très besnardienne Préparation des raisins secs (1905, Pau, Musée des beaux-arts) avec ses couleurs acides et l’originalité de son point de vue ou l’étonnante Sieste de 1911 (ill. 10), réduite à des masses picturales mouvementées, montrent un artiste qui va bien au-delà de la nature, fût-elle « vue à travers un tempérament ».
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9. Joaquin Sorolla y Bastida (1863-1923)
Retour de pêche, le halage de la barque, 1894
Huile sur toile - 265 x 403,5 cm
Paris, Musée d’Orsay
Photo : RMN-Musée d’Orsay Gérard Blot/Hervé Lewandowski
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10. Joaquin Sorolla y Bastida (1863-1923)
La Sieste, 1911
Huile sur toile - 200 x 201 cm
Madrid, Museo Sorolla
Photo : Droits réservés
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11. Juan de Echevarria (1875-1931)
Métisse dénudée, 1923 Huile sur toile - 111 x 162 cm
Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia
Photo : Archivo fotografico Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia
Joachim Mir est aussi un artiste qui retient l’attention : plus que ses paysages post impressionnistes, ses fragments de décor pour la Casa Trinxet (Barcelone, fondation Francisco Godia) sont éblouissants de liberté. Par-delà le motif, qui se fond dans une sorte de saturation chromatique, l’artiste y atteint à une abstraction visionnaire autant qu’ornementale. On a beau tenter de garder un regard vierge sur certains de ces peintres, il est difficile de ne pas penser « Gauguin » devant Juan de Echevarria (ill. 11), « Matisse » en admirant Francisco Iturrino ou « Cézanne » en regardant Joachim Sunyer, un peintre marqué par la rétrospective consacrée en 1907 au peintre de la Sainte Victoire. Le caractère nabi d’un Daniel Vasquez Diaz n’échappera à personne non plus. Mais l’impact de l’art français sur ces artistes ne porte aucun préjudice à leur singularité. Ce ne sont en aucun cas des épigones. On peut aussi admirer trois pièces de Julio Gonzales dont l’œuvre sculpté occulte trop souvent les peintures admirables.
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12. Pablo Picasso (1881-1973)
La Buveuse d’Absinthe, 1901
Huile sur toile - 65,5 x 51 cm
Collection particulière
Photo : Succession Picasso 2011
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13. Pablo Picasso (1881-1973)
L’Enterrement de Casagemas, vers 1901
Huile sur toile - 150,5 x 90,5 cm
Paris, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris
Photo : RMN / Agence Bulloz
Si deux œuvres précoces de Dali et de Joan Miro n’apportent pas un grand souffle au parcours, sa conclusion avec une section consacrée à Picasso est éblouissante. Quatre tableaux, certes, mais quelles œuvres ! La Buveuse d’absinthe (ill. 12) et Le Moulin rouge, toutes deux de 1901 côtoient L’Enterrement de Casagemas (ill. 13), nouvel hommage au Greco. Et que dire de L’Etreinte, admirable pastel de 1903 (Paris, Musée de l’Orangerie). Le sous-titre de l’exposition, dont on comprend bien la nécessité communicationnelle, ne doit surtout pas laisser entendre que cette réunion d’œuvres illustre une sorte de progression téléologique « de Zuloaga à Picasso », ou « de 1880 à 1920 » ou encore du XIXe siècle à la « modernité ». Tous ces artistes ont travaillé et produit au même moment, parfois ensemble, dans des lieux communs, au sein de réseaux partagés : ils illustrent la richesse et la diversité de la production artistique espagnole, en Espagne et ailleurs, durant une période déterminée. Leurs œuvres, dont un ensemble resserré mais représentatif est présenté à l’Orangerie, témoignent d’un grand moment de l’histoire de l’art européen qu’il convient de réintégrer à notre vision. L’exposition donne plus que jamais envie d’explorer les musées espagnols, détenteurs de bien d’autres richesses inexplorées.
Commissaires : Marie-Paule Vial et Pablo Jiménez Burillo
Collectif, L’Espagne entre deux siècles : De Zuloaga à Picasso, RMN, 2011, 35 €, 160 p. ISBN : 9782711859320.
Informations pratiques : Musée de l’Orangerie, Jardin des Tuileries 75001 Paris. Tél. : +33 (0) 1 44 77 80 07. Ouvert tous les jours sauf le mardi de 9h à 18h. Tarifs : 7,50 € (réduit : 5 €).
Jean-David Jumeau-Lafond, mardi 22 novembre 2011
http://www.latribunedelart.com/laeur-tm-espagne-entre-deu...