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Jean-Louis Giovannoni, Envisager

Publié le 05 janvier 2012 par Angèle Paoli
Jean-Louis Giovannoni, Envisager (sous les portraits de Gilbert Pastor),
Éditions Lettres vives, Collection Terre de poésie,
20213 Castellare-di Casinca, 2011.


Lecture de Tristan Hordé


Gilbert Pastor
Gilbert Pastor, Portrait,
in Jean-Louis Giovannoni, Envisager, page 9
Huile sur panneau, 16 x 12 cm
Paris, Galerie Béatrice Soulié
Source


ESSAYAGES

Comme l’impossible est rassurant (Envisager, p. 23)

  « On ne peut pas faire face à une peinture ». Tel est l’incipit du texte de quatrième de couverture dans lequel Jean-Louis Giovannoni précise le point de départ du livre Envisager : Gilbert Pastor, quelques années après leur premier livre 1, a proposé à Giovannoni d’écrire sous ses portraits. Sous : se construit un singulier mouvement d’appropriation, comme si Giovannoni « entrait » dans ces visages, les habitait et leur donnait une voix.

  Quels portraits ? En regard de la page de titre, un visage (huile sur papier et crayons) ; trois autres suivent dans le premier cahier et, au milieu d’eux, un buste (huile sur panneau), tous comme à peine sortis de l’ombre qui les enveloppe. Qu’est-ce que les « envisager » ? Non pas simplement les regarder. Le premier des douze ensembles du livre (plus un : deux sont titrés « X ») débute par « Aucune sortie possible. // Aucune. » (p. 11), et aussitôt la négation porte sur le visage même (« Sans visage. »), c’est-à-dire sur ce qui apparaît comme définissant l’identité ; dans la même page, le verbe est employé : « Sans envisager. / Sur le champ. / Ici ou là. », proposition qui semble reprise à la fin de cet ensemble : « Ne peux envisager. / M’envisager ainsi » (p. 34). Difficulté, impossibilité de se glisser sous ces visages ? Le verbe, toujours à l’infinitif (et alors sujet), est enfin dans une phrase qui pose la question de la sortie :

  « Envisager demande destination » (p. 97). Le parcours sous ces visages peut paraître énigmatique ; peu se livre d’eux tant ils sont à peine issus de leur nuit, et Giovannoni n’écrit pas à propos des dessins, ni ne les décrit. Pour lui, « envisager » (préfixe -en), c’est bien entrer dans l’espace de ces visages 2, construire un imaginaire et donner une voix à des images.

  Les mots surgis demeurent le plus souvent non assemblés, juxtaposés, séparés par une ponctuation forte (le point), formant parfois des groupes toujours isolés par des blancs. Mots séparés donc (comme chacun est séparé de soi), à dire / lire sans les lier pour que chacun ait son poids. Ils se partagent en deux voix, figurées par le romain et l’italique, qui se succèdent sans se confondre, échangent parfois leurs partitions — l’italique occupant toute la place dans l’ensemble X (le premier de ce nom), disparaissant ensuite. « Voix », « partitions » : sans aucun doute la tentative de faire venir de ces visages quelque chose à partir de la forme imposée par le peintre passe ici par le chant, rompu et repris sans cesse. Et ce n’est pas un chant sans sujet : le je est visible par la terminaison verbale et le pronom dans les vers déjà cités (« Ne peux envisager. / M’envisager ainsi ») d’où le sens serait absent : le lecteur suit la métaphore continuée du fil et de la couture (nœud, ourlet, habillage, etc.) jusqu’à ce que se compose un vêtement, donc une apparence, un semblant. Apparence qui se défait et se recompose, car comment arrêter ce qui s’invente sous un visage ? Dans Envisager, on passe constamment du corps à faire (« Aiguilles et fils. / Peau suturée. », p. 42) à l’unité apparente, celle de la bienséance que confère l’habit (« Enfile jambepantalonchemisechaussure. », p. 46), jusqu’au dernier ensemble où reste seulement le corps : coupure, sang, puis couture et cicatrice.

  Ce mouvement de destruction-réfection atteint d’une certaine manière la langue. La phrase de la communication apprise, sujet-verbe-complément, très rare, est minée et refusée quand elle vient du je ; ainsi « Tout ça qui passe veut logement. » est aussitôt suivi de « Mais loge//ment — lui répondis. » (p. 54) Les mots sont décomposés, non par le détour de l’étymologie, mais par une coupure interne, comme on vient de le voir, qui en multiplie les connotations ; « genou » (dont le pli est apprécié...) peut évoquer le sujet et la (difficile) union du sujet et de l’Autre : « Toujours ge et noux ? » (p. 42), ici dans un contexte où se succèdent d'autres éléments du corps, ou plutôt des mots les désignant (reins, cuisses, seins). Souvent, le glissement d’un mot à un autre s’opère grâce aux rapprochements phonétiques ; le lien entre « fil-aiguille » entraîne « père-fils », puis « De fils en aiguille. » (p. 56), et l’on relèvera au gré de la lecture maints arrangements de ce genre, toujours porteurs de sens, comme « Patrie. Pas trier. Pas crier. » (p. 57), « Poussée à pisser. » (p. 62), « Beauté ôtée. » (p. 96), etc. Ailleurs, la confusion possible entre deux phonèmes (t et d) dit la limite — la peau — entre le dedans et le dehors : « Au derme. Au derme du voyage. » (p. 29). Le mouvement dérègle l’ensemble de la langue et donc aussi le lexique ; on lira des mots tronqués comme (dé)chirant, (en)gouffrés, des néologismes (frachée) ou des mots qui semblent tels : Voiche me semble être une soudure de l’italien Voi che, allusion à l’air de Chérubin (Voi che sapete, che cosa è amore) dans l’opéra de Mozart (Les Noces de Figaro)Voi est suivi de « Veau », dont la prononciation est proche...

  L’amour est en effet un des motifs de Envisager. Dès le second ensemble intervient un autre regard que celui des visages de Pastor, avec une couleur des yeux et une étreinte rêvée. Le corps féminin est présent, y compris par son sexe (« Abricot / Et fente ourlée », p. 37), mais non vu (« dans le noir », p. 36), appréhendé autrement — avec doigts, lèvres, morsure, sang, salive. Suit une métaphorisation de l’union sexuelle par le biais du jardin et de la fécondation des fleurs, et la métaphore est reprise à la fin du livre, avec à nouveau des bourdons qui « fringants / Fouillent / Fouillent. » (p. 126). D’autres images de la femme émaillent le texte, celles d’un magazine, toujours au corps fragmenté (hanches, seins, pli du genou), sans que soit évoquée une quelconque union, tout comme la lecture dans l’enfance, sous les draps, n’aboutissait qu’à la fausse possession — à la masturbation — du « Papier troué. » (p. 44)

  Du trou, il est souvent question : c’est une sortie. À côté de l’image de la copulation est aussi développée celle de l’accouchement. Pour la première, elle est présentée, par exemple, à partir d’une définition du Petit Larousse, celle de « Reine des prés » ou « Reine marguerite » ; le nom de la fleur équivaut à « femme » et, de la désignation savante, « spirée », découlent aspirant, puis viennent queue, bourses, tige, enfin copule (construit sur capitule), fourrer, etc. Pour la seconde, est choisi sans équivoque le moment de l’expulsion : « Respirez. / Poussez. / Respirez. / Poussez. [...] Lâchez ! [...] Ça glisse... » (p. 78), et auparavant avec moins de précautions :

  « Chiassant chair de ta chair » (p. 57)

  La récurrence de la figure de la sortie est remarquable ; l’une d'elles, ambiguë, concerne aussi bien l’abandon des rêveries que la sortie du corps maternel, la diction devant ici mimer l’effort (p. 47) :

Au bout /// Porte // Ouverte // Et // dehors /// VERTIGE
  À la hantise de la sortie (« Impossible de sortir. », p. 100) se noue celle du retour :

  « Pour nous remonter. Au trou. Premier » (p. 57), comme si les voix d’ailleurs, nées en étant « sous les visages », ne pouvaient que redire la filiation, « Mères. Enfants. » (p. 103), que rien ne pouvait changer l’ordre, « Ressemblance. D’aucun. De tous. » (p. 117) Le dernier ensemble, qui débute par « (Ne sais plus...) » (p. 122), répète l’image de l’expulsion (« Perte des eaux. Tête jetée hors du trou... [etc.] » et, immédiatement après, celle du retour au ventre maternel qui s’achève par « Amande régurgitée / Source aussi / Recollées au trou. » (p. 133) — dehors / dedans : « Un / Partout. » (p. 134), les derniers mots du livre.

  Le lecteur habituel des livres de Giovannoni ne sera pas déconcerté par cette écriture pleine de retours, d’avancées minuscules, à l’organisation complexe. Il sait qu’il est nécessaire de lire plusieurs fois ces « essayages » (mot qu’affectionne l’auteur) pour entendre les voix imaginées nées des visages de Pastor et comprendre que, tous, nous « Sommes ventriloques. » (p. 95)

Tristan Hordé
D.R. Texte Tristan Hordé
pour Terres de femmes




1. Chambre intérieure, Éditions Unes, 1996.
2. Jean-Louis Giovannoni connaît bien ces dessins puisque quatre d’entre eux lui appartiennent.

Pastor
Gilbert Pastor, Portrait,
in Jean-Louis Giovannoni, Envisager, page 13
Huile sur papier et crayons, 13,05 x 11 cm
Collection J.-L. G.
Source


Envisager



JEAN-LOUIS GIOVANNONI

JLG

Ph. © Phil Journé
Source


  Originaire de Morosaglia, et du hameau de Caroneo sur la commune de Monte (près de Olmo, dans le Casacconi, Haute-Corse) par son père, et d’origine italienne par sa mère, Jean-Louis Giovannoni est né le 7 janvier 1950 à Paris, où il réside aujourd’hui. Il a exercé jusqu’en 2012 la profession d’assistant de service social dans un hôpital psychiatrique de la région parisienne. Il a fondé et dirigé avec Raphaële George Les Cahiers du Double de 1977 à 1981. Membre du comité de rédaction du Nouveau Recueil de 2005 à 2007, il a publié dans de nombreuses revues : Exit, Sgraffite, Poésie I, L’Animal, Atelier Contemporain, Recueil, Le Nouveau Recueil, Mai hors saison, Inculte, Revue littéraire, Sud, L’Autre, Tout est suspect, Actions poétiques, L’Ire des vents,..., et a publié plus d’une vingtaine de recueils de poésie, depuis Garder le mort (1975) jusqu’à Issue de retour (Éditions Unes, 2013).
  Jean-Louis Giovannoni a reçu en 2010 le prix Georges-Perros et a été président de la Maison des écrivains et de la littérature en 2011-2012.

■ Jean-Louis Giovannoni
sur Terres de femmes

Ce que l’immobile tient pour geste (extrait de Pastor, Les Apparitions de la matière)
[Huitième voyage à Saint-Maur]
→ [Il faut si peu de chose]
Issue de retour (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
Issue de retour (note de lecture d’AP)
Mère
→ [Notre voix] (extrait de Ce lieu que les pierres regardent)
→ [Nous venons d’un pays qu’on ne peut plus toucher] (extrait de On naît et disparaît à même l’espace)
→ [Pourras-tu encore témoigner…] (extrait des Mots sont des vêtements endormis)
→ [toujours cette envie de t’ouvrir]
→ [Troisième voyage à Saint-Maur]
Voyages à Saint-Maur (note de lecture d’AP)
→ Jean-Louis Giovannoni | Stéphanie Ferrat, « Les Moches » (note de lecture d'AP)
→ Jean-Louis Giovannoni | Marc Trivier, Ne bouge pas ! (note de lecture d'AP)

■ Voir | écouter aussi ▼

→ (sur Terres de femmes) 3 février 1984 | Lettre de Raphaële George à Jean-Louis Giovannoni (+ La Main de Raphaële George, par Jean-Louis Giovannoni)
→ (sur Poezibao) une autre lecture d'Envisager (par Isabelle Lévesque) [PDF]
→ (dans le n° 13 de la revue littéraire & artistique temporel) une autre lecture de Envisager (par Nelly Carnet)
→ (sur le site de la Maison des écrivains et de la littérature) une notice bio-bibliographique sur Jean-Louis Giovannoni
→ (dans les numéros 19-20, « Utopie » [Espace Corse] de la revue numérique québécoise Mouvances) deux poèmes inédits de Jean-Louis Giovannoni, traduits en corse par Jacques Fusina
→ (sur Secousse-08) un entretien de Jean-Louis Giovannoni avec Anne Segal & Gérard Cartier (novembre 2012)
→ (sur le site grande menuiserie de Nolwenn Eulzen) « Que peut (encore) l’écriture ? », enregistrement d'un entretien entre Jean-Louis Giovannoni et Gisèle Berkman (19 avril 2013)



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