Perdus dans Kaboul (30)

Tu avais grappillé tes pâtisseries. Ton livre était maintenant refermé, bien rangé dans un porte-documents cartonné de couleur grise. Tu avais ôté tes lunettes et te massais la nuque, en regardant par la fenêtre. Tu as fini par te retourner, tu m’as vu, j’ai souri.
Tu as incliné poliment la tête, en m’observant. J’imaginais que les rares étrangers de Rangoun se connaissaient tous et je te voyais réfléchir, mais rien ne vint. Alors tu es retournée à tes rêveries.
Tu ne pouvais ignorer la force diffuse de mon regard sur toi…
Après avoir réglé, tu as rassemblé tes affaires, avec des gestes saccadées et précis, tu étais prête à partir. J’ai choisi cet instant pour me lever, et je suis venu me planter devant toi, sans avoir aucune idée de ce que j’allais bien pouvoir dire.
Mais c’est toi qui as parlé la première.
« Bonjour, on se connaît peut-être ? » Ta voix était douce, et contrastait avec tout ce qui chez toi était déterminé, un peu brusque, tourné vers l’action. Je voyais enfin tes yeux et j’en fus troublé. Je balbutiai : « Non, non non, enfin… non. Je viens d’arriver. Je suis Français et… je suis à Rangoun pour la Schwedagon… Mais je ne sais pas, j’avais envie de vous saluer, comme ça… »
Tu as peut-être éprouvé un peu de pitié à ce moment là, je ne sais pas, toi seule pourrais le dire mais ce doit être tellement loin pour toi. Un peu de pitié, certainement mêlé à du plaisir, quand même.
Tu as contrôlé un début d’impatience, pour me déclarer, tout de go : « Là, je dois vraiment y aller, mais nous pourrions reparler de.. la… pagode, plus tard, non ?
- Oui, oui, bien sûr. Quand ?
- Je finis vers 19h, ce soir. Je suis tout près. Retrouvons nous ici pour un verre, si cela vous convient ? Je n’aurais pas beaucoup de temps à vous consacrer, j’ai un dîner important, et ennuyeux, avec des généraux birmans.
- Ce sera parfait. Merci.
- A plus tard. »
Tu as tourné les talons et tu t’es dirigée à pas vifs vers la lourde porte du Strand, sans te retourner.