Cette année-là, à la colonie de vacances, dans le groupe des enfants du même âge que moi, étrangement, j’étais la seule fille.
Seule au milieu d’une vingtaine de petits garçons.
Je devais avoir 6 ou 7 ans, eux aussi forcément. Et me voilà bien vite entourée d’autant d’amoureux. Chaque jour, l’un ou l’autre : le plus téméraire, le plus courageux, ou le plus fou, venait me voir en tête à tête pour me convaincre de le choisir lui plutôt qu’un autre comme amoureux officiel.
Des demandes en mariage, des demandes de bisous, des invitations à aller se rouler dans les buissons, des offres teintées de menaces ou des invitations où les avantages qui seraient attachées à ma future situation du "l’amoureuse du chef de la bande" étaient mis en avant. Des demandes à ne pas savoir que faire, que choisir, que décider.
Et puis, il y avait les jeux dans la forêt. Un groupe de garçons, cela voulait dire qu’on ne jouait qu’à la guerre. Cela tombait bien, au milieu des bois, il y avait un bunker.
Etant la seule fille, je me devais de jouer à la princesse. Un modèle de princesse qui acceptait de rester de longues heures cachée pendant que sa bande de princes charmants la protégeait des méchants.
Je rêvais de m’enfuir, de courir dans les bois, seule. Mais les princes charmants ne sont pas très ouverts à ces idées de sauvageonne et un prince charmant ça peut crier très fort.
C’est ainsi que, petite fille, on apprend à se laisser aimer pour rien. A cause d’un sourire, ou tout simplement parce qu’on est la seule fille disponible et qu’on devient l’enjeu d’une compétition féroce entre les garçons. Et, petite fille, on apprend surtout la patience. Et des petits mémos pour ne plus rêver au prince charmant, quand on est devenue grande.
Je ne comprenais pas très bien ces enjeux à l’époque, ni les sentiments, mais c’était ma réalité…. et j’avais toujours ma tête pour rêver et toujours un berlingot de Cécémel supplémentaire quand on revenait à la cantine…
Et puis un jour, j’ai été déchue de mon (inconfortable) piédestal.
Pour rien. Pour un détail. Je promets que je n’ai rien fait de travers. J’étais gentille. Je souriais, je n’ai pas montré mes préférences pour Christophe plutôt que pour Denis. Ou pour Benoît. Je n’ai pas courru à travers les bois.
Ce jour-là, nous marchions tous vers le bunker. Celui où j’étais censée m’asseoir et me taire.
Je marchais seule pendant que mes compagnons jouaient à se faire peur. A montrer qui est le plus fort. A tenter de détrôner le chef ou à rester discret, ne pas faire de vagues. A ramasser des bouts de bois sur le bord du chemin. A inventer des pièges pour le prochain combat.
Je m’en foutais, je ne m’amusais pas. Je marchais seule.
Puis il est arrivé, près de moi. Envoyé en émissaire par tous les autres, qui marchaient derrière nous, aux aguets, à l’affut. Il m’a prise par l’épaule. Il m’a fait un petit sourire séduisant. Sept ans. Sept ans grand maximum, et déjà toutes les techniques de séduction bien acquises, bien rodées, bien utilisées.
Il s’appelait Michael. Je peux le dire maintenant, l’avouer… je trouvais qu’il était beau avec sa chevelure et ses yeux bruns, ce regard pétillant, ce style nonchalent. Je rêvais que je me laissais aller à choisir mon amoureux, et que bien sûr, ce serait lui. Alors, qu’il vienne ainsi, qu’il ose me prendre par l’épaule… j’en étais toute tremblante, toute émue, mon coeur s’est arrêté de battre un petit instant…
Il m’a dit : "Je peux te parler ?"
Ces mots, ces mots…. Ces mots que la moitié du groupe avait prononcé avant lui, me proposant tour à tour d’être leur amoureuse ou leur chienne, sans trop savoir ce que tout cela voulait dire. Ces mots, enfin sortaient de sa bouche à lui.
J’étais disposée à l’écouter, à le laisser parler, à répondre "Oui" à sa demande….
Pourtant, pourtant…. c’est un "Non" que mes lèvres ont prononcé.
Un "Non". Incompréhensible réponse à une question étrange, étonnante, saugrenue, une question qu’aujourd’hui encore je ne comprends pas.
Une question dont ma réponse ("Non") et la précision que j’ai donné à la suite de ce non, ont suscité la haine, le dégoût, la violence. Ont fait de moi une petite princesse déchue. Une sous-merde. Une rien du tout.
Michael m’a demandé, charmeur et gentil :
"Yamina…. T’es Italienne, hein ?"
Et moi de répondre, de ma petite voix de toute petite fille que j’étais, avec mes boucles brunes et mon sourire et mon regard innocent et incompréhensif… Petite fille dont le souvenir, en écrivant aujourd’hui, me fend le coeur….
Yamina, de répondre, avec conviction et certitude, et même, je m’en rappelle, je jure, je promets que je me rappelle de la fierté qui est monté depuis mes entrailles, à ce moment-là :
"Non, je suis Marocaine !".
Et mon pauvre sourire tout fier en terminant ma phrase. Et mon pauvre coeur, tout content de l’instant.
Et ce bras… ce bras sur mon épaule qui instantanémment se retire. Ce regard où, en une demi-seconde, le dégoût apparaît et ce cri, ce cri dans sa bouche, cette bouche aimée, cette bouche rêvée à présent tordue et monstrueuse… Ce cri qui lui vient du fond de ses tripes :
Et ensuite, que dire ? Raconter sa fuite en courant ? L’entendre crier aux autres, qui ont tout vu, tout entendu, mais qui en veulent encore plus, l’entendre leur crier son dégoût et sa haine "Hé, les gars, c’est une sale Marocaine !!".
Et pourtant je le jure, je promets j’étais bien propre, ma petite robe à laquelle je faisais attention, et mes menottes que je lavais avant chaque repas comme me l’apprenait ma maman. Et aussi après être passée aux toilettes. Et mes cheveux bouclés dont chaque lavage me faisait souffrir, à cause des noeuds. Ils étaient propres ces cheveux. Peut-être c’est vrai, je l’avoue, il faut le dire, peut-être mes dents n’avaient pas été brossées après le repas de midi… mais personne ne va en colonie de vacances avec sa brosse à dents…
Et faut-il raconter la suite ? Faut-il dire ces pierres sur le chemin vers le bunker, mon calvaire, ces pierres qui se retrouvaient dans leurs mains puis sur moi ? Faut-il raconter cela ? Faut-il parler de cette violence ?
Et surtout mon incompréhension… j’étais la même. La même qu’hier, que ce matin. Toujours la même petite fille, avec mes boucles et mon sourire, ma petite robe et ma gentillesse.
La même, hier adorée, adulée, étouffée par des princes charmants. Et aujourd’hui pour un détail qui existait déjà, rien de nouveau, rien d’inédit. Un petit détail et me voilà détestée, frappée, rejetée, inspirant le dégoût.
Le dégoût.
Et la haine. Et les coups. Et le rejet. Tout ça pour un pays lointain et beau….
Il faut pourtant raconter aussi la suite. Car à six ans, à sept ans, tout existe déjà : la violence, le racisme, l’injustice. Et aussi la soif de justice. Et les héros, et même le véritable amour. Tout existe. Tout est là.
Le héros, c’est ce garçon. Un petit Marocain, qui du haut de ses huit ans, avec son mignon sourire, lui qui avait déjà toutes ses dents, s’est interposé entre eux et moi. Les a menacé. Tout seul contre tous. Je le vois encore, les deux jambes bien plantées au sol, les mains sur les hanches, les menacer très sérieusement de les frapper si l’un d’entre osait seulement me regarder.
Le "véritable" amour ? C’est ce berlingot de Cécémel supplémentaire que j’ai continué à recevoir, après ma déchéance.
Depuis le début, c’était le même, qui portait également le prénom de Michael, qui me l’offrait. Et nous voilà tous les deux à jouer dans la cage à poule…
Moi, méfiante, qui lui demande ce qu’il fait là, que "la cage à poule, c’est pour les filles" et qu’il n’a rien à y faire. Lui, peur de rien, sûr de lui, qui me répond qu’il est là parce que moi j’y suis.
Et qu’il sait que je suis Marocaine, et qu’il s’en fout. Et qu’il est content que je ne sois plus l’objet de tant d’attention de la part des autres.
Et enfin, je me souviens, qu’il a ajouté, comme pour me convaincre, que lui aussi aimait courir dans les bois.