C'est encore une histoire d'odeur. Dans l'autobus 21, assise bien calée contre la fenêtre, j'étais en train de penser à un prochain voyage que je dois faire vers un pays éloigné et je me réjouissais de n'avoir bientôt plus à subir la grisaille parisienne. Oui, il y a des fois où je me prends à croire les détracteurs de Paris lorsqu'ils affirment qu'il y a 300 jours sans soleil par an. J'ai l'impression de n'avoir pas aperçu un seul rayon depuis deux mois, ce qui est absolument faux puisqu'il y a trois jours, il faisait grand beau temps. Bref, j'avais le regard qui glissait contre les façades sombres, et je rêvais de jours meilleurs. L'odeur avait dû m'atteindre depuis un moment, pourtant je n'en avais guère conscience. J'avais juste l'impression d'être dans un monde connu, dans un environnement de gestes quotidiens, d'habitudes et de réflexes. D'où me venait cette quiétude ? Impossible à dire. Peut-être de cet autobus 21 que j'ai pris tant de fois... Peut-être de ce Paris que je connais si bien... Peut-être de ce voyage que j'attends depuis longtemps...
C'est en me penchant pour appuyer sur le bouton d'arrêt que j'ai pris conscience que mon bien-être venait de l'environnement et, plus particulièrement, de l'odeur spécifique, chargée d'acétate, du vernis à ongles que la passagère assise devant moi était en train d'utiliser. Embarquée dans ce bus comme dans un bateau, oscillant au gré de la houle provoquée par la circulation, elle faisait preuve d'une dextérité hors du commun. Alors que, personnellement, je dois prendre mille précautions pour ne pas faire baver le petit pinceau et tartiner mes phalanges de rouge, elle avait des gestes aériens et d'une précision diabolique. Satisfaite, elle venait de ranger son petit flacon au moment où je m'apprêtais à descendre. Elle eut alors ce geste si étrange et caractéristique destiné à faire sécher le vernis : elle secoua ses deux mains en éventail, doigts écartés, répandant encore davantage cette étonnante odeur de vernis. Toutes les femmes présentes dans l'espace exigu du bus eurent un regard entendu, vaguement admiratif quoique un peu scandalisé.