Cette dame tenant un camélia immaculé serré contre son sein a été autorisée à traverser les âges, semble-t-il. Autorisée par la plume géniale d’un tout jeune écrivain que l’Histoire Littéraire ne retient principalement que comme l’éternel « fils de ». Drame que de naître sous un ascendant indéniable et de grandir au creux d’une ombre qui domine une large part du XIXème siècle. Aussi, sous la coupe d’une telle figure, le talent a tendance à se brimer de lui-même, fané par le pater familias que Alexandre Dumas fils n’est jamais parvenu à « tuer », comme le veut un proverbe antédiluvien.
Et l’amour va l’aider à s’élever à son tour, cet enfant prodige. Cependant, les évènements s’enchaîneront hélas bien trop vite, et Dumas fils atteint à une vitesse fulgurante tout autant que pernicieuse son zénith pour, à l’image du fils de Dédale, effleurer les rayons dardés par Hélios, et retomber aussitôt comme il s’était élevé. D’autant que ses doux sentiments sont tournés vers une courtisane. Enfer ! « 'Tis Pity She's a Whore » de John Ford nous revient en tête, le titre est on ne peut plus parfait pour le drame à naître, dont les rouages minutieusement huilés sont déjà en action, et ne cesseront de s’entremêler, jusqu’à la tragique mort de la jeune femme. Marie Duplessis est le nom de la source vive de ces penchants, une de ces délicieuses créatures qui vivent et amassent leur fortune aux dépends de l’amour tout en évitant malicieusement du long de leur existence mouvementée les flèches de Cupidon, animées d’une grâce aussi déconcertante qu’insolente ; et ce même si leurs attraits, avec le temps, flétrissent et se ternissent comme les pétales d’un camélia.
Au travers des puissants mots de l’écrivain, la Duplessis se mue en Marguerite Gautier, et sans n’en avoir nulle conscience, l’amoureux éconduit venait de donner « sa » femme au siècle du romantisme, malgré tout cacochyme et agonisant à l’époque où il noircit d’encre ses tout premiers feuillets, à l’image d’autres célèbres Dames comme Béatrice au XIVème siècle, Mme. De Clèves au XVIIème, Manon Lescaut cent ans plus tard ; et elle est une fille de maigre vertu, pourtant ! Une femme de peu de foi, portée au pinacle par son amant éperdu, où Alexandre se voit réduit au rang méprisable d’écrivain encore à la recherche de « son » succès, délaissé au profit d’un pianiste déjà au sommet de sa gloire (j’ai nommé Franz Liszt).
Le décor planté, il est impossible de ne point évoquer à ce stade les premières transformations apportées pour les besoins du roman. Au milieu des pages, Marguerite rompt avec son amant transi par pure valeur morale, et non pour ces basses raisons que sont les moyens financiers, ou le caractère regrettablement volage d’un cœur qui fut pendant tant d’années hermétiquement fermé à l’amour « pour le besoin du métier ». L’art de l’homme de Lettre transparaît dans son talent insolent d’évidence pour magnifier les éléments, sublimer des histoires, et c’est bien le seul point où je puis me positionner en désaccord avec lui : « mais si c’eût été une généralité, ce n’eût pas été la peine de l’écrire ». L’histoire de Marie Duplessis n’est nullement exceptionnelle, mais criante de banalité, or Alexandre Dumas fils parvient de par sa plume à la métamorphoser pour en faire une légende, un écrin d’exception. Et c’est sous les lugubres auspices de la Mort que la jeune courtisane se trouve transcendée, immortalisée comme la Dame aux Camélias. Mais la pernicieuse maladie blanchit son teint déjà naturellement pâle pour lui donner la perfection de la porcelaine; c’est cette peste blanche, qui fauche la jeunesse en plein élan, (la perspective du décès proche poussant Marguerite à goûter avec une exceptionnelle passion aux plaisirs que peut nous offrir l’existence) raccourcit l’existence terrestre mais entérine tout à la fois un symbole, et alors une nouvelle étoile brille au sein de la littérature Française. Par soucis de ne point entacher cette beauté merveilleuse, Dumas évite délibérément de nous conter le trépas, auquel le lecteur eut tout le loisir de se préparer au cours de sa lecture enivrante.
Réside au cœur de cette œuvre un vibrant plaidoyer pour la figure féminine, qui fut tant malmenée, à de rares exceptions près dans lesquelles je classerais Les Liaisons Dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos (je reviendrai sur ce monument tantôt) durant tout du moins les deux siècles précédent celui de Dumas. Dans sa candeur, frôlant parfois la perversion sans jamais pour autant tomber dans ce piège, de par sa bonté d’âme et par l’éveil bien que tardif de sa capacité à aimer, Marguerite Gautier nous fait oublier son statut social peu reluisant en quelques lignes, quelques délicieux traits d’esprits. Sa personnalité étrange tout autant que complexe a l’art de ne se révéler qu’avec parcimonie, comme si l’auteurn’osait jamais vraiment relever le coin de voile que l’héroïne propose de soulever à intervalles réguliers tout au long du roman, et cette œuvre s’avère capable d’aller bien au-delà de la simple réhabilitation de la courtisane amoureuse. Jusque dans le titre du livre, Marie/Marguerite, autant aux yeux de l’Histoire que du lecteur passionné n’est pas une fille de petite vertu, mais bien une Dame, un mot qui respire la noblesse d’âme et de cœur, où transparaît une forme de dignité. Si le personnage historique n’en était point nécessairement affublé, le personnage de fiction rayonne, atteint son apogée dans ces derniers jours qu’elle passe à aimer Armand Duval, où le regard extérieur la voit peu à peu se dépouiller de tous ses biens par amour, où il est possible, aisé, de la voir reprendre des couleurs aux joues au bras de son cher amant qui est prêt à se damner pour elle, enclin à devenir une nouvelle victime de la figure démoniaque Faustienne.
Cette Dame va jusqu’à renoncer à cette chère liberté que son statut lui conférait de facto, et on constate impuissant qu’elle tend délibérément ses délicats poignets pour s’y voir passé des fers, le métal meurtrissant. Finalement, le tragique achève de la déifier, où le lecteur peut poser un regard indiscret sur son ultime correspondance, si tant est que l’on puisse qualifier de la sorte toutes ces lettres demeurées sans réponse ; des écrits envoyés au seul homme qu’elle eût jamais aimé de sa vie, dans lesquels sa douleur, physique tout autant que morale, se révèle palpable, ses soupirs chargés, rendus sifflants par la tuberculose. Ces exhalations effleurent la joue du lecteur, il peut même arriver qu’on écrase une larme pour cette demoiselle, qui vécut au monde, et mourut dans la déréliction, la solitude la plus totale. Le malheur contribue au mythe, entré au panthéon de la mémoire collective dès la publication du livre en mille huit cent quarante-huit, pour ne plus jamais le quitter. Marie Duplessis elle, repose toujours quelque part dans le cimetière Montmartre, ayant manqué de peu de perdre son identité au profit d’un alias romanesque qui continue d’enflammer les imaginations, et bercer les lecteurs.