Mon cher Victor,
Alors, es-tu arrêtée ? Il faut te reposer Mirabelle ! Doucement, pas de panique mon Victor. Eh bien oui, je suis arrêtée toute cette semaine. Et je réalise que cela me fait ENORMEMENT de bien : non seulement je souffle mais aussi je profite, je prends le temps de savourer. A force de vouloir que tout avance, de courir I**A et les magasins de puériculture, entre les tâches ménagères et le boulot, j'en avais presque oublié quel plaisir cela peut être de prendre le temps d'être attentive, j'entends par là, bien sûr, attentive aux cabrioles de la demoiselle qui gigote dans mon bidon.
Elle grandit. Me donne des coups de plus en plus haut. J'en ai même ressenti dans les côtes, premières manifestations un peu douloureuses ! Il me semble pourtant que je viens tout juste de faire mon test de grossesse, au réveil, le coeur battant, avant de partir pour la rentrée des classes, début septembre. Il me semble que je viens tout juste de voir le mot "enceinte" sur le bâtonnet, que je viens tout juste de verser des larmes de joie, dans l'obscurité de la chambre en l'annonçant à Chéri que je réveille exprès pour l'occasion, incapable d'attendre le soir pour lui annoncer.
Cet après-midi, j'ai fait une petite balade le long des quais, par le temps que j'affectionne le plus, très froid, très ensoleillé. J'avais un peu mal au dos, je marchais lentement, autant parce que je m'essouffle vite que par plaisir. Les quais, c'est là que j'ai rencontré Chéri. Ils ont une signification particulière, et cet après-midi le ciel était très joli, un peu comme ce jour de juin, il y a trois ans. Sauf que tu avais plus froid ! Certes. Bref. J'avais dans les oreilles cette splendide chanson de Francis Cabrel "Je t'aimais, je t'aime, je t'aimerai", j'ai pensé que le temps passait vite, si vite, qu'il était décidemment imprévisible.
J'ai repensé à l'émerveillement qui m'avait saisi en le quittant, après quatre heures de conversation à bâtons rompus avec lui ce fameux jour de juin, entrecoupés par mes rougissements, mes sourires, ses doigts qui tremblaient sur le paquet de cigarettes. Notre trouble à tous les deux. J'ai repensé à moi, tournant comme un lion en cage chez mes parents, le coeur prêt à éclater sous l'espoir qui renaissait. C'est drôle, j'ai tout de suite senti l'évidence, ce sentiment indescriptible que cependant, je n'avais connu avec aucun autre auparavant. Tout a toujours été évident avec Lui. Evident que j'allais tomber amoureuse. Evident que nous nous aimions, quelques semaines plus tard, tandis qu'il tentait de me bafouiller une déclaration, stoppée nette par mon sourire : "Je sais. Et moi aussi.". Evident que nous étions faits pour nous entendre, pensant la même chose au même moment, débordant sous les points communs. Il fut évident, aussi, sans avoir besoin de se le dire, que nous voulions vivre ensemble, évident que le temps et les convenances, au fond, avaient peu d'importance. "Vous allez vite", nous a-t-on dit, sur un ton un peu soucieux, quand j'ai rendu l'appartement que je venais de louer, quand lui a lâché le sien (que dis-je, sa garçonnière plutôt), mettant fin à son existence de beau célibataire profitant-de-la-vie-si-vous-voyez-ce-que-je-veux-dire, et que nous nous sommes installés dans un appartement pour nous deux, entièrement à refaire. J'avais peur, bien sûr, parce qu'évidemment, je n'avais jamais pris autant de risques pour personne mais l'évidence était là et j'avais en l'avenir cette confiance, cette insouciance que je découvrais au creux de moi, alors que je m'en croyais incapable.
Il était évident que nous aurions des enfants ensemble. Et presque trois ans plus tard, je me balade le long des quais, avec le froid qui pique, le soleil qui éblouit, une chanson qui colle au décor, et tous les souvenirs qui affluent, au rythme affolant du temps qui passe, je suis enceinte et ma puce bouge dans mon ventre, bien au chaud. Je me suis mise à pleurer en constatant que je possède tout ce que je désire, tout ce que j'ai tant recherché pendant des années avec d'autres sans jamais parvenir à le toucher du doigt. Et si la vie n'est pas parfaite, s'il y a parfois des moments d'incompréhension et de découragement, je garde en mémoire, toujours, ce par quoi je suis passée auparavant, et je n'ai pas de doute, jamais, sur le fait que l'essentiel est là, évident. L'émerveillement me traverse encore, parfois, en réalisant que tout cela est possible. "L'amour comme s'il en pleuvait", comme dirait Francis. J'ai croisé un petit grand-père, navré face à mes sanglots. J'ai ri : "Non, mais en fait, cela va très bien !"