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3 février 1984 | Lettre de Raphaële George à Jean-Louis Giovannoni

Publié le 03 février 2012 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours
«  Poésie d’un jour

Raphaële George 2
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Paris, le 3 février 1984

  Je veux te répondre, et depuis plusieurs jours déjà, mais je sens que la réalité de tous les jours, elle aussi me ronge, m’asphyxie, elle aussi referme sur moi une chape de fatigue, de cette fatigue sans qualité dont je ne parle pas, que je tente d’oublier presque. C’est la mienne que je dois porter. Nous avons tous chacun la nôtre. Et c’est pourquoi, au fond, j’imagine qu’il nous reste encore quelque chose de sacré, au moins de sublime à mettre dans la fatigue, à considérer à travers les yeux de la fatigue.

  Fatigue, dites Fatigue, il n’y a là qu’un terme, pas une fin, pas un corps. C’est un fossé. Dans ce fossé, je vois une autre fatigue qui cherche à vaincre la fatigue, celle toute humaine à qui nous cédons par le sommeil. Ainsi à observer la vie autour de moi, cette façon dont chacun régule sa fatigue comme pour récupérer des forces et surtout la façon dont je suis moi-même hantée par l’insomnie, par un désir fou de contrôler le sommeil, c’est vrai je finis par penser, par croire, que la fatigue est notre corps – corps de mystère – notre véritable nature.

   (Quand nous imaginons le paradis, nous voyons un homme et une femme seuls l’un en face de l’autre, sans fatigue jamais, sans désirs aussi, et s’ils n’avaient pas rompu l’opacité de l’harmonie, jamais nous n’aurions connu la fatigue. Pourquoi le fait de désirer voir derrière a-t-il été gagné par l’homme plus il croyait se protéger, s’organiser, se défendre ?)

   Il me semble que nous sommes nés à la fatigue – on a bien « fatigué » la pâte avant notre arrivée ! Les mots retrouvent leur sens à force de se cerner les uns les autres, de se couper de la parole. Faire et Fatiguer devenant le signe extérieur pour tenter d’approcher une vision de la naissance. Notre vraie nature ainsi serait la fatigue comme si nous sortions du sommeil, notre vraie nature parce que nous lui résistons, « forme » ou « état » qui par le sommeil se cache et se replie, ses résistances au fond, sans doute parce qu’elle nous habite en permanence, étranges petits bouts de vivant qui tentons d’aller contre le déséquilibre – notre nature, notre force, cet inconnu qui nous porte au-delà de la conscience, ce lien sans pesanteur où tout chute sans se soucier de la chute ; où tout vole par le même miracle sans souci de qualifier l’envol.

  La chute commence et s’arrête avec nous. Nous avons édifié une beauté à l’image de notre résistance, à l’image de cet instinct bâtisseur – nous parlons de courage et nous ne connaissons la fatigue que par la conscience, l’audace même d’avoir repoussé le déséquilibre. Pourquoi a-t-il fallu que nous ayons tant peur du déséquilibre ? N’est-ce pas là que s’est logé l’instinct de survie ?
  Et comment aller contre la fatigue sinon plus fatigué encore ? Au-delà de l’épuisement… Tu parles de passeur, de passage et au fond je dis errance, mais peut-être passons-nous par notre fatigue et portons-nous le sens comme un trajet à faire, un pas plus loin pour être moins fatigué, et puis, la fatigue revient, revient. Et, nous n’avançons peut-être que dans ces moments où la fatigue et soi ne sont qu’un seul et unique mouvement sans conscience de soi ni de la fatigue.
  Peu importe où nous allons et plus nous irons, plus il me semble que nous n’aurons pas de réponse.

  Je m’arrête. C’est difficile de te répondre à cause de cette peur de donner maintenant que je te ressens plus au loin, et parce que je sens que tu voudrais à la fois me connaître et m’éviter. J’ai besoin d’être rassurée quant à mon existence et qu’enfin elle me soit restituée par ce que je suis, pour ce qui veut rester de moi après moi-même quand je parle. C’est un peu du vent la parole, mais on se signe en bas d’un texte, on veut croire que quelqu’un est dedans.
[…]

Raphaële

NOTE DE J.-L. G. : cette lettre de Raphaële George a été envoyée à J.-L. G. juste après que Raphaële George eut achevé d’écrire L’Éloge de la fatigue.
NOTE d’A.P. : cette lettre inédite nous a été aimablement transmise par Jean-Louis Giovannoni pour la revue Terres de femmes.





RAPHAËLE GEORGES

Raphaële George


  Née Ghislaine Amon le 2 avril 1951, Raphaële George est morte d’un cancer généralisé à l’hôpital Saint-Louis, à Paris, le 30 avril 1985. Elle venait tout juste d’avoir 34 ans.

  Peintre et poète, elle a publié en 1977, sous le nom de Ghislaine Amon, son premier livre : Le Petit vélo beige aux éditions Athanor (réédition Éditions Lettres Vives, 1993. Préface de Jean-Louis Giovannoni) et a fondé, avec le poète Jean-Louis Giovannoni, les Cahiers du Double (1977-1981).

  Ont été publiés aux Éditions Lettres Vives (Collection Terre de poésie), sous le pseudonyme de Raphaële George : Éloge de la Fatigue, précédé de Les Nuits échangées (janvier 1985. Préface de Pierre Bettencourt ; 2e édition, 1986) et Psaume de silence suivi de Journal (posth., octobre 1986. Présentation de Jean-Louis Giovannoni). Raphaële George a co-écrit avec Jean-Louis Giovannoni L’Absence réelle (Éditions Unes, 83490 Le Muy, 1986).

  Deux de ses livres ont été traduits en allemand et publiés, en édition bilingue, aux Éditions Jutta Legueil : Les Nuits échangées suivi de L’Éloge de la fatigue (Nächte im Tausch et Lob der Müdigkeit, Stuttgart, 1990) et Psaumes de silence (Psalm des Schweigens, Stuttgart, 2003). Un projet de réédition de L’Absence réelle (suivi d’inédits) est actuellement en cours.


LA MAIN DE RAPHAËLE GEORGE
(avril 1986)

J’ai pris ton stylo-plume pour écrire ces quelques lignes ; ce stylo-plume où l’encre ne vient pas. Ne vient plus.

Et j’ai eu peur d’appuyer, très peu de forcer cette faible résistance, ce peu qui conduit une main à son tracé.

**

Comment rejoindre ce qui ne peut rester dans sa propre trace ?

Comment rejoindre ce mouvement, venu de l’invisible des mots, que la clarté des pages efface ?

**

Et pourtant, j’ai insisté ; insisté comme un aveugle cherche une main pour guider sa main afin de ne plus marcher dans le vide qu’ouvrent ses pas.

**

Chaque mot inscrit sur cette page te tient éloignée, te place hors de cette forme qui te donnait lieu à mes yeux.

**

Et si mes pas te portent encore un peu : ce n’est pas toi que je bouge !

Comment bouger ces gestes immobiles logés dans l’acier de la plume ?

**

Comment faire pour qu’une main rejoigne une autre main, et que les mots, tracés sur la page, ne s’absentent pas ?

**

On écrit parce qu’au fond des mots on nous appelle ; ces mots où notre main cherche sans cesse une autre main.

Aucun mot ne prend forme si en lui rien ne sait rejoindre.

**

Est-ce ta main cette impossibilité qu’à ma main de trouver son propre chemin ?

**

Ce qui résiste, au fond de l’acier, est-ce ta main fermée à tout jamais sur elle-même ?

**

Écris-tu, maintenant, dans ce silence où les mots se retiennent en eux-mêmes ?

Avant la page. Avant l’espace.

(Rue de Montreuil, avril 1986)

Note d’AP : ce texte de Jean-Louis Giovannoni a été écrit pour le premier anniversaire de la mort de Raphaële George, et publié pour la première fois aux Éditions Brandes (Béthune, 1986).



JEAN-LOUIS GIOVANNONI

JLG

Ph. © Phil Journé
Source


■ Jean-Louis Giovannoni
sur Terres de femmes

Envisager (lecture de Tristan Hordé)
→ Il faut si peu de chose
Mère
→ Notre voix




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