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5 février 1979 | Vincent La Soudière, Cette sombre ferveur

Publié le 05 février 2012 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


Lettre 495 Paris, le 5 février 1979.


  De nouveau à Paris ― cette fois pour une semaine seulement, j’espère.
  Depuis le mois d’août, tu le sais (et même avant), je me trouve à un tournant ― décisif : savoir si je saurai m’extraire du bourbier de silence et de démission où je m’enlise depuis des années. J’en ai perdu les avantages (de la solitude) et n’en subis à présent que les inconvénients : quasi-impossibilité de travailler et de croire à mon travail, refus des autres (de leur aide), et, tout récemment, douloureuses crises nerveuses à base d’insomnies, de troubles respiratoires, de confusion mentale, de tremblements, de phobies variées, etc. Mon médecin consulté juge cet état assez inquiétant. Il m’a donné un petit traitement neurologique pour enrayer ce processus dépressif ― dont les symptômes me rappellent tragiquement (en moins accusé, certes) ceux du grand bouleversement d’il y a vingt ans. L’impossibilité de fixer mon attention sur une page de livre, donc de lire, en est un des plus pénibles ; qui ne s’était pas manifesté depuis vingt ans.
  Ceci pour te dire que tout cela forme un tout « symptomatique », en relation étroite avec l’être nouveau appelé à naître. Tout (et tous) me le confirme. Le modèle Michaux ne peut être le mien ; ses refus, sa solitude n’ont absolument pas la même signification, la même portée que les miens. Il a son œuvre derrière lui, il a 80 ans ; il peut se permettre (il doit) de refuser les sollicitations du monde (les plus inutiles, en tout cas). Il peut jouer les sages (peut-être en est-il un…). Mais pour moi, « jouer les sages », c’est la mort. Celui qui n’a rien à manger ne peut se permettre de refuser le morceau de pain qu’on lui propose. Ce serait de la folie, de l’autodestruction ― la négation et le mépris de la vie (et de Dieu).
  Je ne veux plus vivre comme je vivais. Ma solitude était réelle ; c’est-à-dire qu’elle excluait la relation humaine. Je me drapais dans l’orgueil du non serviam (jusqu’à ne pas ― ou ne pas pouvoir ― écrire). Situation dont l’aspect destructeur m’est apparu soudain il y a quelques mois.
  Est-ce capituler ? Baisser pavillon ? (pavillon à tête de mort).
  Nullement. C’est courage de vivre, au contraire ; tentative d’« être ce que je suis » ― dans les étroites limites qui sont désormais les miennes.
  Je pense que tu comprendras les raisons profondes qui guident en ce moment mon jugement et mon diagnostic.
  Laissé à moi-même ― à moi seul ―, je ne puis que pourrir et me défaire. Comme tout vivant (plante, animal, homme, ange, ou Dieu trinitaire), je me nourris par l’échange, l’alliance. Un vivant qui refuse l’échange dépérit et meurt ― inéluctablement (mes Chroniques me l’ont dit). J’avais parié sur l’inertie ; elle mène à l’annihilation. (Je crois savoir ce que je dis).
  Tout cela te fera comprendre ce qui suit :
  Je veux tenter de vivre en tant qu’homme. Déjà, la publication des Chroniques a été cette accession inespérée à la terre des vivants. Il faut que je continue ; il faut que je seconde ce mouvement ― que je ne recule pas dans les sables de la nuit.
  Qu’est-ce à dire, précisément ?
  Accepter de rencontrer des gens qui veulent me rencontrer. Accepter de publier des textes, dans des revues dont les directeurs me font l’honneur de m’en réclamer (un Georges Lambrichs, directeur de la NRF, et d’autres). Surtout ne pas dire : « Excusez-moi ; je ne vaux rien. Dans dix ans peut-être ; mais aujourd’hui, je suis nul, je ne suis pas. Je n’écris rien de bon. Au revoir. Ma vie est dans le jeûne, la solitude, et le mutisme. » Gloire de l’ermite (faux) qui se retire et se glorifie d’être pur, indemne de tout compromis avec le monde. Pour moi : gloire sinistre, orgueilleuse – gloire d’être dans une exceptionnelle négativité. Mécompréhension de l’exemple de Michaux. Je ne suis pas lui, je n’ai ni son âge, ni son œuvre, ni ses ressources. Il serait aberrant, mortel, insensé de me retirer le peu que j’ai – de jouer un rôle qui n’est pas le mien. Je blasphémerais la vie ; m’enfoncerais rapidement dans une nuit pire…
  Je t’en dirai davantage dans ma prochaine lettre.
  Aujourd’hui, j’oscille au bord de mon existence ; phase essentielle, cardinale, comme tu dirais. Je sonde, j’ausculte ma vérité. Je veux, devant Dieu, m’employer à la faire bouger, avancer. Petitement, mais enfin… Sortir, oui, des griffes de la mort.

Vincent La Soudière, Cette sombre ferveur, Lettres à Didier, II (1975-1980), Éditions du Cerf, 2012, pp. 387-388-389. Édition présentée, établie et annotée par Sylvia Nassias.


Cette sombre ferveur



■ Vincent La Soudière
sur Terres de femmes

Vincent La Soudière | Qui a crié ? (extrait de Brisants + notice bio-bibliographique)
→ 2 avril 1971 | Vincent La Soudière, C’est à la nuit de briser la nuit (Lettres à Didier, I)



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