Je le croise tous les matins en arrivant au journal, et (presque) tous les soirs. Il a fini par me reconnaître, je m'en suis rendue compte. Même si je ne capte pas son regard, ses yeux bridés, enfoncés dans des rides d'expression qui traduisent une longue vie ailleurs, brillent d'un je-ne-sais quoi qui m'indique que je ne lui suis pas totalement inconnue. Pourtant, il a l'air sans cesse perdu dans ses pensées. Pourtant, je suis convaincue que pas un aller ou une venue sur le boulevard n'échappe à sa sagacité. Cet automne, je le voyais souvent lire au soleil. Les journaux gratuits sont son quotidien, mais il feuillette parfois des magazines ou des revues. Je l'ai vu plongé dans la lecture d'un guide touristique sur la Vendée... Aujourd'hui, j'ai surpris un livre assez épais derrière son journal et me suis demandée s'il ne s'agissait pas d'un dictionnaire. Il est peut-être vraiment chinois...
Depuis qu'il fait très froid, il ressemble à un cosmonaute. De toute évidence, il porte deux, peut-être trois pantalons l'un sur l'autre. En tous cas, il a au moins deux manteaux, certainement plusieurs pulls. Ses seuls biens tiennent bien serrés sur une sorte de poussette à quatre roues, sur laquelle il veille jalousement. Tous ces jours-ci, il a fait très beau. Alors il marche. De long en large et pendant des heures, cinq mètres avant son banc et cinq mètres après. Avec application, méthode et rigueur, il marche. De loin, sa silhouette évoque irrésistiblement C3PO, le robot courtois et cultivé de Star Wars. Ou même TikTok, l'homme de fer-blanc du Magicien d'Oz. Comme ce dernier, le Chinois du boulevard Arago semble totalement dénué de sentiments, si ce n'est de sensations. Je lui prête des intentions, un cheminement, des réflexions mais j'ignore tout de lui. Je le salue lorsque je passe près de lui, jamais il ne me répond. Je n'ose pas lui offrir mon journal, de peur de le vexer. Il a en général toute une cour de pigeons autour de lui, qui attrapent au vol les reliefs de ses repas. Depuis que le thermomètre est descendu sous les - 7 ou - 8°, les oiseaux ont déserté les allées et il est seul, emmitouflé dans ses écharpes et ses bonnets de laine.
Une chose me rassure, il ne dort pas sur le boulevard. Soit les Bleus le récupèrent dans le bus du Samu Social, soit il trouve un abri moins exposé au vent d'hiver. Lorsque je sors après 21 h du journal, il n'est jamais là. A moins qu'il ne soit à quelques encablures, à la distribution de soupe de l'Armée du Salut... Si je passe vers 22 h, je les vois, les naufragés de la rue, qui s'en retournent vers un hypothétique abri, hirsutes et désolés, traînant leurs bagages d'un air fatigué. Le Chinois du boulevard est peut-être à leur suite...
Je le vois depuis le mois d'août, mais je suis convaincue qu'il est là depuis plus longtemps. Quand j'ai parlé de lui au journal, personne ne l'avait jamais remarqué... Je ne suis que peu surprise : les Parisiens regardent rarement autour d'eux et le sort de leurs concitoyens leurs échappent généralement. Effet pervers de la grande ville...