Résumé: Dans le minuscule restaurant du Printemps Bleu, Lau, Jade et Bocho viennent de faire les présentations. Soudain, un agent de police entre...
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CHAPITRE V
L’homme au visage tangram
Le lecteur se souviendra peut-être des deux hommes assis à l’une des tables, et du nouvel arrivant qui s’était mis en retrait pour les observer. Ce dernier, durant le récit de Bocho, avait discrètement sorti son téléphone portable pour prendre quelques photos d’eux et envoyer un message.
Le policier qui entra venait de recevoir ce message. Les deux hommes ouvrirent de gros yeux ronds et se levèrent pour sortir. L’agent de police les en empêcha, rejoint aussitôt par celui qui l’avait informé de leur présence. Une lutte commença, bousculant tous les clients du Printemps Bleu. Deux autres agents, dont une femme, entrèrent à leur tour précipitamment. Les deux hommes furent vite neutralisés, celui qui portait un sac de tissu tentait avec l’énergie du désespoir de se libérer. L’homme au portable prit le sac et l’ouvrit : il contenait plusieurs billets de yuan ainsi que des papiers d’identités élimés.
« Je crois qu’on a vu juste, on a flairé un gros poisson. » se contenta-t-il de dire.
L’un des agents s’approcha.
« Les deux malfrats sont dans le fourgon, sergent Wai.
-Très bien. Tiens, tu t’occuperas aussi de ça. Je pense que ça va nous aider à remonter la filière.
-Vous pensez que le Baron a quelque chose à voir là-dedans ?
-J’en sais foutrement rien. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a un gars très malin qui est derrière tout cela. Allez, en route. »
L’estaminet retrouva son calme. On remit les tables en place, on ramassa les verres et les couverts renversés, et les discussions reprirent.
« Heureusement que le Prof n’était pas à leur rencart, lança Bocho à la cantonade, je n’aurais pas donné cher de sa peau.
-Le Prof et ses affaires, je ne veux rien en savoir, répondit rudement la tenancière du lieu. Chacun son taf, je n’irais pas le dénoncer pour autant, mais je ne veux pas connaître ses coups fourrés, ni même les rumeurs, rien ! Moins je le vois, mieux je me porte. Ah ben tiens, le voilà justement. J’aurais fait mieux de la fermer : à trop parler on rameute les problèmes. »
Lau et ses compagnons se tournèrent vers l’entrée et ne purent réprimer un frisson.
Un homme de forte carrure se tenait là, tout sourire. Mais ce sourire était factice, recomposé. La texture bombée des lèvres luisantes était d’un rose qui rappelait les membres qui viennent d’être touchés par la lèpre. Cette bouche était d’autant plus énorme que le nez, littéralement élimé, était quasiment inexistant. Les deux autres particularités de ce visage repoussant étaient les excroissances formées par le menton et les lobes frontaux, ces dernières à peine recouvertes par des cheveux filasses teintés d’un noir corbeau. Les yeux étaient protégés par de petites lunettes rondes et opaques, ce qui achevait de créer le sentiment de malaise que tous ressentaient devant ce visage.
« Eh, patronne, c’est toujours un plaisir d’être aussi bien accueilli !, dit l’homme d’une voix mielleuse.
-C’est lui !, murmura Bocho. C’est le Prof ! Et il est accompagné de sa nouvelle bonne amie, on dirait… »
En effet, derrière l’hideux personnage se tenait une vieille femme courbée, regardant en coin l’ensemble des clients. Lau remarqua aussitôt que l’un de ses yeux, mi-clos, était entouré d’une vilaine cicatrice rougeâtre et que son iris était d’un vert pâle maladif.
« Tiens, on dirait trait pour trait ton horreur de grand-mère, Jade… », dit Lau d’un ton léger.
L’adolescente était livide. Le sourire de Lau disparut. Cette femme était la Chouette. Il en eut la confirmation lorsqu’elle s’approcha de sa table.
« Te voilà, toi. Encore en train de traîner avec des hommes. T’espères quoi ? Devenir une tai-tai et leur piquer leur fortune ? Et bien je vais leur dire un truc qui va bien les amuser, à tes nouveaux amants. Vous voyez cette gamine, messieurs ? Et bien c’est le pire parti que vous pouvez trouver à Hong Kong. Feignante, stupide, infoutu de faire quoique ce soit de ses deux mains. Mais le pire, c’est que cette teigne peut être dangereuse ! Et pas seulement pour votre argent ! »
« Elle tient de sa famille alors, dit Lau d’un air méchant.
-De sa famille ? De sa famille ! Pensez-vous !, répliqua la vieille en ricanant. Sa famille, monsieur, mais elle ne la connaît même pas sa famille ! C’est une moins que rien ! Une coquille vide ! »
La Chouette s’arrêta, soudain consciente d’en avoir trop dit. Derrière, le Prof qui s’était jusque là affairé à discuter avec la patronne s’approcha.
« Comment ça je connais pas ma famille ? Tu commences à perdre la boule, la vieille !
-T’apprendras donc jamais le respect ! C’est à coups de manche à balais que j’aurais dû t’apprendre la discipline, verrue ! Et bien non, tu ne connais rien de ta famille ! Tu crois quand même pas que j’aurais pu engendrer une pareille descendance ? On nous a demandé, à mon abruti de fils et à moi, de nous occuper de toi ! Tu comprends ? Mais ça s’est pas fait par une demande directe de ta famille, oh non ! Certainement que ta mère était bien trop huppée et qu’elle voulait pas se sentir mouillée dans une affaire d’enfant non voulu. Tes parents voulaient se débarrasser de toi, t’étais trop encombrante même pas eux !
-Tu mens ! T’as rien trouvé de mieux pour me railler, vieille bique !, hurla Jade au bord des larmes.
-T’as besoin d’preuves ? Le gaillard qui se tient derrière moi pourrait t’en donner, il a des infos sur tes parents. Mais je préfèrerais le saigner moi-même plutôt que de le laisser parler ! »
La seule réaction du Prof fut d’élargir légèrement son sourire. Une mince fente apparut entre ses lèvres capiteuses.
« C’est bon, vieille folle ! Tu vas la fermer maintenant ! », lança avec colère Lau.
La Chouette, prenant peur, recula. Le Prof prit sa place.
« T’as un problème, moustique. Tu veux qu’on s’explique ? »
Lau se mit aussitôt en garde.
À cet instant entra un Philippin assez âgé. Sa silhouette était celle de l’homme qui avait suivi les trois héros depuis la ruelle de notre début d’aventure.
« Monsieur, Tom et Sarah arrivent ! »
Lau repoussa vivement le Prof et prit la fuite. Son adversaire ne voulait pas en rester là : il tenta de le poursuivre, mais en vain : l’homme et son serviteur avaient disparu dans la foule de Mong Kok.
Lorsqu’il revint au Printemps Bleu, Jade avait disparu. Deux nouveaux personnages avaient cependant fait leur apparition. Le Prof ne put s’empêcher d’admirer la qualité de leurs vêtements, d’un luxe incongru dans un endroit comme celui-là.