Et nous en Syrie ?

Publié le 10 février 2012 par Actu34

En juillet 1936, c’est vers l’Espagne que sont tournés tous les regards européens. Cinq mois plus tôt, en février, le Frente Popular a remporté les élections générales espagnoles. Cette victoire inquiète les militaires : soutenus par la bourgeoisie et l’Eglise, ils tentent un coup d’Etat dès le mois de juillet ; l’Etat espagnol, privé de son armée, n’a d’autre choix que d’armer le peuple, ainsi que des dizaines de milliers de volontaires venus de toute l’Europe. Mais les insurgés, dirigés par Franco et protégés par les régimes totalitaires, finissent par triompher en 1939, dans une guerre qui aura fait au total plus de six cent mille morts. Si les régimes fascistes et nazis ont pris part au combat au côté des nationalistes, les républicains n'ont bénéficié du soutien officiel d’aucun pays : la France et la Grande-Bretagne avaient en effet adopté une politique de « non-intervention », signée par plusieurs autres pays, notamment l’URSS ; l’Etat espagnol ne put donc compter que sur le renfort des brigades internationales – des unités de volontaires étrangers constituées sous l’égide du Komintern.

A ces milliers de volontaires, venus du monde entier pour soutenir le gouvernement en place, se joignent alors de nombreux artistes qui mettent chacun leur art au service de la cause républicaine. Hors des frontières espagnoles, les préoccupations politiques imprègnent les travaux de nombre d’entre eux, qu’ils soient peintres (Picasso avec Guernica, Miró avec Le Faucheur et avec l’affiche réalisée pour le pavillon espagnol à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1937) cinéastes (Joris Ivens qui signa le documentaire Terre d’Espagne, Buñuel qui ajouta un commentaire de soutien à son film Las Hurdes), photographes (Robert Capa, David Seymour, Gerda Taro, Centelles), ou encore écrivains (Malraux avec L’Espoir, Louis Aragon, préfacier du livre de Neruda, L’Espagne au cœur). Jacques Prévert ne fut pas en reste, puisqu’il co-signa dès juillet 1936 un télégramme envoyé par la Maison de la culture à la maison du peuple de Madrid :

« Saluons fraternellement héroïques combattants pour la liberté Espagne. Espérons fermement victoire finale du peuple espagnol contre criminelle tentative des aventuriers. Vive Espagne populaire, gardienne de la culture et des traditions auxquelles un indestructible attachement nous lie. »

Surtout, Prévert rédigea un long poème éminemment subversif, La Crosse en l’air, dont la première partie fut publiée en octobre 1936 dans la revue communiste Soutes, dans un numéro « symboliquement dédié au peuple espagnol héroïque et toujours vivant, qui lutte pour notre liberté ». André Breton devait par la suite, dans ses Entretiens, placer La Crosse en l’air parmi les œuvres qui témoignaient du refus de l’ordre social, au même titre que Le temps des noyaux, de Prévert toujours, ou Je ne mange pas de ce pain-là, de Benjamin Péret. Ce poème, dans lequel un veilleur de nuit partait à la rencontre du pape au Vatican, reprenait la plupart des thèmes d’agit-prop qui avaient alimenté les textes du groupe Octobre ; Prévert y dénonçait le comportement de l’Eglise, les mensonges de la presse d’extrême droite, la politique fasciste de Mussolini, le colonialisme, via l’invasion de l’Ethiopie par l’Italie, la misère sociale et le capitalisme. La guerre civile espagnole y était également largement évoquée. Prévert revenait notamment sur la polémique qui entourait le soutien du pape au régime de Franco, l’Eglise s’étant dès les premiers affrontements ralliée à la classe possédante espagnole ; il caricaturait également les journaux d’extrême droite qui s’étaient acharnés, au moment de la Bataille d’Oviedo, à faire passer les républicains pour des monstres sanguinaires, les accusant des meurtres de certains nationalistes qui réapparaissaient ensuite bien vivants. Dans La Crosse en l’air, le Saint-Père écoutait ainsi les lamentations de « révérends pères gras à lard brûlés vifs par le Frente Popular dans les souterrains d’Oviedo » :

« Ah si tu savais Saint-Père / ce que ces barbares nous ont fait / ils nous ont coupé les jambes et puis ils nous ont pendus par les pieds / ils nous ont plongé la tête dans l’huile d’olive bouillante / ils nous ont saigné comme des porcs / ah si tu savais Saint-Père / combien horrible fut notre mort / ils nous ont crucifiés sur des planches / avec de sales clous rouillés / mais dieu qui fait bien ce qu’il fait / dieu nous a tous ressuscités / et sur son nuage d’acier trempé / sainte Tenaille est arrivée / sainte Tenaille nous a décloués / et nous avons erré dans la montagne / emportant les vases sacrés […] ».

Le texte de Prévert dénonçait également la violence des nationalistes, incarnés par la figure du général Queipo de Llano y Serra, qui s’empara en 1936 de Séville et prit l’habitude de s’exprimer quotidiennement à la radio pour démoraliser les troupes républicaines :

« Soudain une voix / une voix venant de très loin / une voix désolante / une voix d’os / une voix morte / la voix d’un vieux ventriloque crevé depuis des milliers d’années / et qui dans le fond de sa tombe continue à ventriloquer / Allô allô Radio-Séville / Allô allô Radio-charnier / c’est le général Queipo micro de Llano qui postillonne à la radio / Pour un nationaliste tué je tuerai dix marxistes… et s’il ne s’en trouve pas assez je déterrerai les morts pour les fusiller… / et cette atroce voix cariée / cette voix pouacre / cette voix nécrologique religieuse soldatesque vermineuse néo-mauresque / cette voix capitaliste / cette voix obscène / cette voix hidéaliste / cette voix parle pour la vermine du monde entier / et la vermine du monde entier l’écoute / et elle lui répond en hurlant […] »

Lorsque Prévert rédige La Crosse en l’air, en 1936, les Républicains continuent de faire face aux nationalistes et leur résistance force l’admiration. L’espoir d’écraser l’armée est réel : il prend dans La Crosse en l’air les traits d’un oiseau – malade mais vivant – qui raconte ce qu’il a vu :

« Je volais très vite si vite / et je voyais je voyais… / … au-dessus des Baléares j’ai vu l’été qui s’en allait / et sur le bord de la mer / la Catalogne qui bougeait et partout des vivants… des garçons et des filles qui se préparaient à mourir et qui riaient / j’ai vu / la première neige sur Madrid / la première neige sur un décor de suie de cendres et de sang / et j’ai revu celle qui était si belle / la jolie fille du printemps / elle était debout au milieu de l’hiver / elle tenait à la main une cartouche de dynamite / ses espadrilles prenaient l’eau / le soleil qu’elle portait sur l’oreille / était d’un rouge éclatant / c’était la fleur de la guerre civile / la fleur vivante comme un sourire / la fleur rouge de la liberté »

Mais les putschistes eurent finalement raison de cette liberté : en mars 1939, les troupes franquistes pénétraient dans Madrid, peu de temps après avoir pris Barcelone. Lorsque la victoire du camp nationaliste fut acquise, Jacques Prévert s’associa au Comité du Cinéma français afin d’assurer la subsistance d’une cinquantaine d’enfants espagnols réfugiés en France.