A 19h très précises, tu étais là, en face de moi, souriante, un miracle. Je n’avais pas quitté les lieux, j’avais attendu, nerveux, essayant de lire, puis en déambulant dans les boutiques de luxe de l’hôtel.
C’est toi qui as pris les choses en main : « On s’assied ? Comme je vous l’ai dit, je n’ai pas beaucoup de temps. Je vais boire un cocktail, une pina colada, j’adore. Je suis une vieille fille avec des tas de mauvaises habitudes… »
J’en commandai deux. Tu repris ta position de l’après-midi, bien droite dans ton fauteuil, cambrée. Tu n’étais pas du genre à t’affaler. Tu avais brossé tes cheveux mais ils étaient rétifs à l’ordre que tu voulais leur imposer. Tu n’avais pas tes lunettes et une légère myopie donnait à ton regard un trouble qui adoucissait l’ensemble de ton visage. Tu tapotas deux ou trois fois sur la table basse avec ces doigts fins, osseux, que je ne me lassais pas d’observer, tout à l’heure. « Alors, allons y : comment vous appelez vous ? Que faites vous dans ce pays en déroute, quand vous ne m’épiez pas ?! »
Le ton que tu employais était autoritaire, mais ta voix veloutée me mit à l’aise. Je t’ai raconté mon histoire, mon projet d’article sur la Schwedagon pour une revue consacrée au bouddhisme, et aussi comment j’avais été surpris de tomber ici même, sur une fille en train de lire, spectacle toujours fascinant pour moi, persuadé que les jeunes avaient renoncé à la littérature. Tu me fis remarquer que je parlais comme un vieux, alors que nous devions avoir sensiblement le même âge.
Tu ne te départissais pas d’un sourire ironique, comme si tu connaissais tout de moi, déjà, et que mes sornettes t’amusaient, détente salutaire après une journée chargée.
Tu te présentas. « Amélia, c’est très joli », murmurais-je. D’apprendre que tu travaillais à l’ambassade britannique ne m’étonnât pas, je t’imaginais soit diplomate soit femme d’affaires.
Nous échangeâmes quelques généralités sur la Birmanie, son régime, cette pauvre Aung San Sou Tchi en résidence surveillée, ce qui subsistait de l’époque coloniale, comme cet hôtel…
Tu jetas un coup d’œil discret à ta montre, finis ton cocktail et mis un terme à notre conversation sans grand intérêt avec tact.
Tu m’expliquas que tu avais un peu de temps libre le lendemain, samedi, et que tu serais enchantée de revoir la pagode accompagnée par un expert. Tu dis ça le plus sérieusement du monde. Tu étais souvent moqueuse, parfois dure, mais jamais cruelle.
Nous prîmes donc rendez-vous et tu filas. Sans te retourner.
Nous nous sommes revus, combien, trois, quatre fois ? dans les jours qui ont suivi, nous avons pris d’autres pina coladas, partagé des soupes chinoises, et visité deux autres pagodes, nous sommes devenus complices, je n’avais plus beaucoup de secrets pour toi, sans que cela soit tout à fait réciproque, mais le côté « physique » de notre relation n’est pas allé plus loin que cette main tenue quelques secondes devant la Schwedagon. Tu es restée jusqu’au bout sur un délicieux quant à soi. Ce qui a eu pour effet d’enflammer tout mon être.