Voilà que les Esprits sont venus en délégation m’interrompre dans mes méditations.
Notre livre magique de contes était en train de danser dans le salon, entraînant dans sa ronde tous les livres, jeunes ou vieux de la bibliothèque.
Ils secouaient leur poussière avec une vivacité que je n’aurais jamais soupçonnée chez un livre de bonne compagnie. Mieux, ils volaient, spectacle étrange et fascinant.
Sa danse terminée, le livre me tira par la manche pour que je le lise, il jubilait.
Il sauta dans mes bras et m’invita à m’asseoir, aussitôt la compagnie des poilus arriva pour écouter.
J’évite de penser à mon rôle dans cette famille, je crains d’y rencontrer ma servitude.
Une telle prise de conscience ne me serait-elle pas préjudiciable ?
Je décide de conserver l’illusion de régner en ma maison.
Le livre se fait tendre, il me parle du soir, une vaste étendue de silence peuplée de nuages.
J’aime quand il m’entraîne ainsi à la découverte.
Je lui souris, il a l’air content.
J’entends son souffle comme les vagues de la mer, à peine un peu moins agiles par ce froid, à peine un peu plus retirées.
"À peine…"
Ces deux mots font des miracles lorsqu’ils évoquent une image, un sentiment.
Soudain tout se décline en demi-teinte.
Voilà que le livre s’active, il se trémousse, il me tricote une idée en rouge et noir, j’entends le cliquetis des aiguilles :
« avant, après, avant, après »
Le fil tisse la trame d’une œuvre gigantesque dont je ne perçois presque rien, le monde est bien trop grand.
Ce fil qui vient de loin, qui est là et qui passe, qui va si loin, d’où vient-il ? où va-t-il ?
Qu’est devenu tout ce qui fut ?
Une patte vient me rappeler à la réalité d’ici et maintenant, avec douceur, juste un effleurement, un « presque rien» qui vous comble.
«Tout va bien, le nuage est passé, à peine une question existentielle ! »
Soudain tout se met à pétiller, j’entends une comptine-réclame qui sort de la page :
« Tricotinobulle, tricogesticule,
à l’envers, à l’endroit, caverne d’Ali Baba,
à l’endroit à l’envers, plein de cadeaux à se faire ! »
Un arc-en-ciel de fils de couleur s’élance de la page vers le plafond, les Esprits s’échauffent, ils cherchent à l’attraper, mais l’arc-en-ciel est véloce, il va très vite, il roule, s’enroule, se cache, les Esprits bondissent, quel remue ménage.
J’aime ces moments de joie qui leur mettent la tête en folie.
Le livre se lasse, il aspire l’arc-en-ciel qui disparaît dans la page.
Il a décidé d’être aimable ce soir, de me faire plaisir, il m’offre ce que j’aime par-dessus tout : des poèmes chinois.
Des poèmes avec la lune et le vin, le chemin du Tao, l’instant que l’on goûte sans arrière-pensée, simplement en se coulant dedans comme dans un nid douillet.
Je suis aux anges.
Alors que je murmure ces quelques vers à voix haute, pour le plaisir de les sentir en bouche, de leur rendre toute leur vibration, le livre doucement se referme, les Esprits se retirent et moi, je rêve...
« Who shi » ( je suis).
©Adamante