(ce texte est extrait du recueil 4 histoires de couples presque heureux – à paraître – un jour bientôt, peut-être)
Sa peau touche la mienne. Juste une toute petite plage dans le bas de mon dos, au niveau de la hanche. Dix centimètres carré de contact physique. La plus grande étreinte que nous ayons eu depuis des mois. Depuis des mois, il me fuit. Je ne suis plus qu’une potiche qu’il trimbale en me nommant sa femme. Un objet, un sac à main pour homme.
Dix centimètres carré de la peau de son ventre brûle ma hanche. C’est à peine s’il me regarde désormais, je pourrais me décoller, mais moi, j’ai envie de plus ! Comment peut-il ignorer ma présence ? J’ai fait tout ce qu’on a exigé de moi : je me suis mariée, je suis restée fidèle, alors que les occasions ne m’ont pas manqués, je lui ai fait des enfants. Tous les dimanches, je l’accompagne chez ses parents, je mime pendant quelques heures le bonheur parfait.
Et si le cauchemar recommence inlassablement tous les soirs, c’est le dimanche qu’il est le plus cruel. Ce soir-là, après avoir trompé tout le monde sous des airs souriants et rieurs, il ne m’adresse même plus la parole et file se coucher sans même m’attendre. Le dimanche soir, depuis que les enfants sont partis, je dîne seule. Il travaille tôt, alors il doit dormir.
Quand je me réveille, le matin, il n’est déjà plus là. Souvent, quand je me couche, le soir, il n’est pas encore rentré. Il travaille tard, alors il dîne dehors. Parfois, il ne rentre pas de la nuit. Mais nous n’en parlons pas, j’ai trop peur de le perdre. Parce que moi, je l’aime. Même s’il était le pire des salauds, même s’il me battait, je l’aimerais encore.
Mais voilà, pour lui, je suis le quotidien qu’il ne peut plus voir. Vingt ans de ce régime, il en a marre. Il ne le dit pas, mais il le pense si fort que ça me crève les tympans. Et, alors qu’il fait nuit, qu’il est encore là pour quelques heures inconscientes, je ne peux plus me détacher de ses dix centimètres carré de peau. J’y revois toute ma vie avec lui, et j’en pleure. Rien n’est plus douloureux dans l’absence que ces moments où l’on possède enfin une infime partie de ce qui nous manque, rien pas même le moment où nous le perdons à nouveau : il suffit alors de ne plus y penser. Mais comme oublier son corps quand il est là, juste là, contre vous ?
Nous dormons ensembles. Comme disait Louis XIV à sa femme : « De quoi vous plaignez-vous, c’est avec vous que je dors chaque nuit. » Dormir. A ce régime-là, je préfèrerai que nous fassions chambre à part, je n’aurais plus ses dix centimètres carré de chair qui me dévore l’esprit et m’empêche de trouver le repos.