Le Palais des autres jours, deuxième roman de la Lausannoise d’adoption, aborde les thèmes du désamour filial et des difficultés de la migration. Dur et tendre, en crescendo puissant. Entretien.
Yasmine Char a les dehors d’une battante au regard vif, le geste délié et le rire éclatant. Sous le brillant de la directrice du Théâtre de L’Octogone, figure lausannoise connue, cohabitent aussi une femme marquée par la guerre au Liban, une mère attentive à l’éducation de ses deux garçons et un écrivain de talent. Déjà remarqué à la parution de son premier roman, Dans la main de Dieu (Gallimard, 2008), plébiscité par le jeune jury du premier Prix du roman des Romands, l’art de la romancière se déploie plus largement dans un deuxième livre grave et prenant, aux personnages fortement présents et nuancés. La désertion d’une mère sur fond de guerre, l’exil à Paris de ses jumeaux de dix-huit ans, l’insertion difficile et la trouble tentation de la violence constituent les lignes de force du Palais des autres jours, en librairie cette semaine.
- Comment ce nouveau livre est-il né ? Fait-il suite à Dans la main de Dieu?
- Pas directement, si ce n’est que la jeune Lila ressemble à l’adolescente de mon premier roman, en cela qu’elle croit en la vie et ne peut se résigner au triomphe du mal. Mon intention n’était pas, cependant, de donner une « suite » mais d’aborder, par le truchement de personnages vivants, deux thèmes qui me préoccupent. D’une part, le fait que de plus en plus d’êtres proches, et qui s’aiment, en arrivent à ne plus se parler. D’autre part, la question de la migration qui m’interpelle, puisque j’ai aussi connu l’exil même si j’ai eu la chance, parlant français et étant femme, de m’intégrer en douceur. Ce problème de l’assimilation, souvent difficile, fera partie de notre avenir. Et comme je le vois abordé par les politiques, en Occident je me dis que nous allons droit dans le mur !
- Vos protagonistes sont des jumeaux. Pourquoi ?
- Parce que cela me semble la meilleure incarnation de l’amour fusionnel que j’avais envie de décrire, avec tout le fantasme lié à la gémellité. Lila et Fadi me sont apparus assez rapidement, après quoi se sont développées ce que j’appelle « les constellations », avec les personnages secondaires, dont celui de Nour, la Libanaise épouse de diplomate français enlevé, avec leur fille, par des terroristes. Ainsi lesthèmes du rapt, de l’attente, de la peur se sont-ils greffés au motif du désamour.
- Quelle part de votre vécu intervient-elle dans le roman?
- J’ai eu de la chance de ne pas perdre de proche durant la guerre, mais nous avons vécu la peur et la violence. Ce que j’ai constaté, par ailleurs, c’est que la guerre développe une forte acuité des priorités de la vie. Dans un état de paix, on risque de perdre de vue ces vraies questions, au profit de choses qui n’ont pas d’importance. C’est ainsi que mes jumeaux ont vécu très intensément avant de quitter le Liban, et que leur désarroi s’amplifie dans la grande ville.
- Pensez-vous que les femmes soient plus «solides » que les hommes, comme vos romans le suggèrent ?
- Je crois que les femmes ne mentent pas. Elles sont plus près des réalités tangibles et plus tendres aussi. La mère de Lila manque pourtant totalement de tendresse, qui ne trouve qu’une remarque, horrible, à faire à sa fille qu’elle retrouve : « Je t’apprendrai à te maquiller ». Mais Lila va trouver, auprès de Nour, une mère de substitution et une alliée. Ce sont donc deux femmes de générations différentes, qui vont s’aider et s’adopter. Cela étant, tous mes personnages sont doubles, comme nous le sommes tous…
- Qu’aimeriez-vous transmettre à vos enfants ?
- Plutôt que de transmettre, j’ai envie de « remettre ». De leur confier ce qui m’est cher, des valeurs, le goût de la pensée et de la lecture, en les laissant en faire ce qu’ils veulent. Je ne délivre pas de message. Mon livre pose des tas de questions, mais je n’ai pas la prétention d’y répondre…
Dédale du cœur et des ombres
« Qu’est-ce que ce pays où il fait froid au mois de mai ? », se demande Lila, dix-huit ans, lorsqu’elle débarque à Paris avec son frère jumeau Fadi, au lendemain de leurs dix-huit ans, fuyant le Liban en guerre et un oncle tuteur considéré comme leur « plus fidèle ennemi ». Avant de se plonger avec euphorie dans la grande ville où ils ont « tout de suite été personne », les jeunes gens ont passé par Nancy où ils ont retrouvé la mère, froide et conventionnelle, qui les a abandonnés sans explication et refuse de se justifier avec hauteur.
Fusionnels jusque-là, les jumeaux vont s’éloigner peu à peu l’un de l’autre. C’est que Lila, positive et entreprenant, cherche à réintégrer les études et s’engage dans la boutique de la Libanaise Nour, tandis que Fadi erre la nuit et va se réfugier dans la « famille » de remplacement de l’armée, où il rencontre un « ami » aux activités louches qui prendre l’ascendant sur lui.
Au fil de relations captant bien les phénomènes, positifs ou destructeurs, du mimétisme, Yasmine Char campe, avec une force croissante, sensible et sensuelle à la fois, des personnages modulant de multiples aspects de l’amour, sans juger. Même le conjoint de l’affreuse mère, genre chien de compagnie (le chien de John Fante en a d’ailleurs été le modèle, nous a confié la romancière… ) a quelque chose d’émouvant, et la même touche humaine imprègne tous les acteurs de ce drame romanesque, cerné d’abîmes psychologiques et sociaux, aux résonance actuelles profondes.
Yasmine Char, Le palais des autres jours. Gallimard, 208p.