Fraternité secrète illustre, à travers leur correspondance de 1975 à 2009, la fidèle amitié de Jacques Chessex et Jérôme Garcin.
Jacques Chessex a brossé, dans le plus délirant de ses livres, merveille de style intitulée Les Têtes, un portrait vif mais assez sage de son non moins sage ami, Jérôme Garcin.
«Jérôme Garcin, tête abrupte, regard prédateur, voix chaude et nette, physionomie construite en hauteur, aérée et volontaire. Tête qui n’a pas changé depuis le quart de siècle que je le connais. S’est simplement solidifiée. Rare vertu». Et ceci encore ceci de primordial dans la relation des deux hommes que douze ans séparent, mais que des traits profonds ont rapprochés aussitôt: «Jérôme Garcin, tête droite. Et tête ouverte, dure, tête qui tranche, tête qui sait de quel deuil elle vient, et de quelle blessure, et de quelle chute ».
Jérôme Garcin avait 17 ans et des poussières en avril 1973 lorsque son père, l’éminent critique Philippe Garcin, se tua en tombant de cheval «dans un dernier galop furieux». En novembre de la même année, Jacques Chessex obtenait le Prix Goncourt pour L’Ogre, apparaissant dans les journaux avec «un buste de paysan normand qu’on eût dit sorti d’une nouvelle de Maupassant», écrit Jérôme Garcin, «un air de tenancier ou de maréchal-ferrant affecté jadis à un relais de poste». Or, c’est un poète délicat, sans rien d’un «maréchal-ferrant», que le jeune lycéen découvre dans la bibliothèque de son père après la mort de celui-ci, avec Le Jour proche, premier recueil de poèmes de Chessex publié en 1954, deux ans avant que son père à lui ne se tire une balle dans la tête, l’année de la naissance de Jérôme Garcin. Alors celui-ci de noter: «C’est donc dans le bureau de mon père disparu que je lus les poèmes d’un fils qui allait perdre le sien. J’en aimai aussitôt la profusion de couleurs et de parfums, la célébration panthéiste des saisons, l’harmonieuse musique éluardienne, le bestiaire, les nuées d’oiseaux, les insomnies, et les sombres pressentiments qui donnaient raison à ma propre mélancolie
Jérôme Garcin n’avait pas vingt ans lorsqu’il écrivit sa première lettre à Jacques Chessex, en 1975, non pas à propos de L’Ogre mais pour célébrer Le jour proche, qu’il évoque déjà sur un ton de fin lettré: «J’aime à écouter les voix poétiques, à m’y reposer et ne les quitter qu’à l’aube froide – quand la musique des mots a fait place au silence de la mémoire.
Immédiatement touché par la qualité de son jeune correspondant, qui le relance bientôt en lui envoyant quelques poèmes, l’écrivain célèbre reconnaît «une parenté décisive» entre les écrits du lycéen et les siens. Et c’est lui qui la même année «adoube» le futur critique et auteur en donnant des inédits à la revue Voix qu’il vient de fonder avec quelques compères.
Plus «filial» que la relation établie avec un Marcel Arland ou un François Nourissier, «pontes» de la vie littéraire parisienne, le lien noué avec Jérôme Garcin par Chessex jouera certes dans la «stratégie» de celui-ci quand Jérôme Garcin deviendra critique influent, dirigera Le Masque et la plume ou les pages littéraires du Nouvel observateur. Mais là n’est pas l’essentiel. De fait, une base humaine, sensible, tissée de respect mutuel, d’affection plus intime aussi, constitue le noyau doux de cette Fraternité secrète évoquée par Jérôme Garcin dans sa préface. Lui-même rappelle qu’il a pleuré dans la cathédrale de Lausanne, le 14 octobre 2009, après avoir prononcé l’éloge funèbre de son ami. Quant aux réalités plus «dures» de la vie littéraire, elles constituent la substance plus contrastée de cette correspondance, sans rien cependant, ou presque - quelques coups de griffes aux amis et autres «rats» du milieu littéraire -, des rognes et des grognes associées au personnage de Jacques Chessex en pays romand. Document littéraire précieux, l’ouvrage tient du « roman » à deux voix.
Jacques Chessex et Jérôme Garcin. Fraternité secrète. Correspondance 1975-2009. Préface et notes de Jéome Garcin. Grasset, 663p.