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Jean-Louis Giovannoni | Marc Trivier , Ne bouge pas !

Publié le 26 février 2012 par Angèle Paoli
Jean-Louis Giovannoni | Marc Trivier, Ne bouge pas !
La Pierre d’Alun, 2011 (+ CD audio).


Lecture d’Angèle Paoli


Giovannoni, Trivier, page 25

“NE BOUGE PAS !”

  Ne bouge pas ! Après pareille sommation, nul doute que tout mouvement est contre-indiqué. L’interpellé (qu’il soit gendarme ou voleur) tombe assurément en arrêt sous la menace éventuelle de l’arme qui le tient en respect ; le patient, lui, se « tient à carreau » sous celle du bistouri ; le modèle se fige dans une immobilité de marbre sous l’injonction négative du peintre ; le sujet interrompt son mouvement face à l’objectif impérieux du photographe.

  De ces différents scenarii, lequel est au cœur de l’ouvrage intitulé Ne bouge pas ! ? Pour le savoir, il suffit au lecteur d’enfreindre l’ordre intimé par le titre et de mettre « en branle » les pages de ce livre d’artiste, pour constater que les textes de Jean-Louis Giovannoni sont en étroite connexion avec des photos noir et blanc du photographe belge Marc Trivier. La photographie est donc l’objet autour duquel s’organise l’écriture ; elle nourrit la réflexion du poète. Elle est au centre du recueil construit autour des dix pages hors-texte de clichés qui s’intercalent dans l’assemblage de cahiers ni cousus ni brochés ni encollés. L’ultime page hors-texte présente une sorte de planche-contact qui regroupe les huit clichés antérieurs, groupés deux par deux. Une reprise, récapitulative et conclusive.

  Consacrée au texte courant, la page en regard des pages de clichés annonce également la progression narrative par une série de « didascalies » empruntées à l’art de la photographie :

  Première vue (Pause) Deuxième saisie-arrêt Prise. Pause Troisième.
Quelques centimètres plus loin à tribord. Arrêt sur images. Double marge à droite.
Plan. Fond gauche. Ultime étape.


  Seule l’indication « à tribord » semble conduire vers un ailleurs autre que celui de la camera oscura. Pourrions-nous être sur le pont d’un bateau ? En pleine mer ? Une passerelle occupe certains clichés. Ce pourrait être une jetée. Ou un ponton. Noyé dans un paysage de brume. Avec ou sans végétation. Buissons. Arbres. Les contours sont estompés, le brouillard dense, épais. Une immobilité ouatée enveloppe. Ciel, eau, arbres. La passerelle-ponton-jetée s’avance où / jusqu’où ? Vers quel vide ? Le dernier cliché montre une image brouillée  : un « Noir incendié » à la Soulages. Le paysage a disparu. Le livre s’achève sur un écran mystérieux de film muet.

  Parfois le paysage à la passerelle comporte un personnage. Une jeune fille, de dos. Emmitouflée, manteau et bonnet. Une seule photo présente la jeune fille de profil. En train de prendre en photo le paysage à la passerelle. Mise en abîme du vide avec le vide. Un plan américain montre la même jeune fille, toujours de dos, plus avant sur la passerelle. Jusqu’où ? Le flou domine, qui baigne l’ensemble. L’idée de froid hivernal gagne, immobile et cotonneux. Le lecteur tourne les pages, fébrilement, dans l’attente de.

  Cinq clichés sont présentés avec arbres ; deux avec arbres et jeune fille de dos ; trois avec passerelle seule et vide, donnant sur le vide. Ainsi de suite jusqu’à disparition. Vertige. Estompage intégral, brouillage, abolition des formes. Silence.

  Variations sur l’immobile, le même, l’identique, quelque chose bouge. Qui échappe, dont l’on voudrait se saisir. Mais ni le(s) photographe(s) ni le poète ne savent comment s’en saisir. L’immobilité n’est-elle qu’une apparence dont l’artiste tente de figer la réalité dans l’instantanéité de la prise de vue ?

  Ne bouge pas ! Reprendre le livre à la première page. Recommencer. D’où vient l’injonction ? Qui concerne-t-elle ? Est-ce Marc Trivier s’adressant à la jeune fille vue de dos dans le carré noir et blanc de ses clichés ? Est-ce la jeune fille se parlant à elle-même au moment où elle tente de capturer le paysage ? Est-ce le poète s’adressant au lecteur dont la tentation première est de mettre en mouvement les photos, en tournant les pages du livre ? Est-ce que ça bouge d’un cliché à l’autre ? Qu’est-ce qui a changé entre une image et une autre, un paysage et le même paysage ? D’une passerelle à l’autre ? D’une pause à l’autre... Ce Ne bouge pas ! n’est-il pas celui que le poète s’adresse à lui-même ou à la jeune fille qu’il veut approcher ? Ou à l’ami photographe dont le poète cherche à mettre en mots les images sur l’immobilité et sur le vide ? Complexité et vertige, toujours.

  Mais que dit le poète ? Réalisé en écho avec les photographies de Marc Trivier ― à qui Jean-Louis Giovannoni a dédié son recueil  ―, Ne bouge pas! interroge les clichés, établit une passerelle entre photographie et écriture. Nouvelle mise en abîme. Comment cela fonctionne-t-il d’un mode d’expression à l’autre ? Comment rendre avec les mots ce que l’appareil capte en images ? Ou inversement : qu’apportent les mots que l’image ne laisse pas prévoir ? Toutes ces interrogations affluent à l’esprit, le bousculent, le dérangent. Sans pour autant faire obstacle à l’imagination du poète. L’écart entre photographie et écriture permet au poète de se glisser sous les clichés, entre les blancs et noirs de la pellicule, derrière le miroir de l’image, du paysage à la jeune fille, de la jeune fille à lui-même. De lui-même à lui-même. C’est cela qui fascine et qui tient en haleine, dans une quasi-absence de mouvement. Ne pas bouger pour ne pas risquer d’interrompre la magie.

  Première vue. À première vue, mais pas seulement, le passage de l’un à l’autre de ces modes fonctionne, qui passe d’abord par le choix des mots dans le découpage séquentiel du texte ainsi que dans les allusions directes à la photographie : « boite noire » / « appareil » / « enclencher/déclencher » / « la pellicule », « le n° de la pellicule » / « les bords », « les marges »… Par la forme du texte également : la brièveté des strophes, la concision des vers n’évoquent-elles pas la rapidité de la saisie photographique, « l’instant décisif » cher à Cartier-Bresson ? Par leur contenu, enfin. Les poèmes en effet reprennent les éléments du décor, l’atmosphère ouateuse qui s’y rattache. Le personnage, une jeune fille, entre en scène dès les premiers vers. Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Le poète ne nous le dit pas, qui se contente d’énumérer ses vêtements ― duffle-coat, passe-montagne, cache-col, pantalons, chaussures, sac à dos, et plus loin, la blondeur de ses cheveux ―, ses attitudes, ses gestes lorsqu’elle photographie les arbres, la passerelle, la brume, le vide…

  On pourrait croire à une histoire simple, à une histoire vide, voire à une absence d’histoire. Rien dans les clichés qui retienne particulièrement l’attention. Pas de jeux de lumières ni d’effets spéciaux. Aucune dramatisation n’est perceptible à première vue. Il se dégage pourtant de ces clichés un sentiment d’étrangeté et de mystère. Sous l’immobilité apparente se cachent d’imperceptibles mouvements.

  Ne bouge pas ! Les déplacements premiers sont ceux de la nature :

  « Air troué » / « Bois bouge aussi » / « Eau creuse » / « Feuilles coulent ». Surviennent ensuite les mouvements engendrés par la présence de la jeune fille : « Sous son pas » / « Appuie » / « Déclenche ».

  Le poète, lui, déclenche ses mots. Avec une économie de moyens grammaticaux remarquable. Détaché de préoccupations syntaxiques, il ne s’attarde pas à construire des phrases, même simples. La juxtaposition suffit. La mise en mots se fait dans la brièveté, la rapidité, le déclic, la saccade|rafale, par bribes, dans un souci d’efficacité et d’objectivité. Les mots rassemblés sur une même page forment des petits pavés de textes saisissables dans leur globalité d’un seul coup d’œil, d’une seule lecture. Tout comme l’œil se saisit sans y penser de l’ensemble des composantes d’un cliché.

« Plantation.
Chemin.

Au loin.

Coupure. Niveau passerelle.
Avant arbres.
Tombée du ciel.
 »

   Progressivement, le mouvement devient menace. Encore que cette menace soit explicitement niée. Quelque chose plane au-dessus de l’immobilité suspendue, qui gagne peu à peu la page. La lecture. Une évolution imperceptible touche le paysage, inscrit en germe un changement minuscule dans l’itératif. La mer devient plus forte, plus épaisses les marges du cliché. Le paysage se durcit. Un narrateur-observateur ― le « je » s’efface devant les formes verbales à la première personne ― s’est glissé dans le texte, qui donne par petites touches discrètes, ses interprétations, ses hésitations :

« Peut-être en bas / Trop courte / Peut-être matin / Suppose / Voudrais /  Peut-être au ralenti / Trop ouverte / À moins que »… Puis ses injonctions.

   Une histoire se profile, qui bouscule l’inertie apparente. Le noir et le blanc entrent en conflit, imposent leur violence à l’horizon :

« Noir insiste.
Force entrée.


[…]

Inversion. Blanc attaque.
Passerelle vide
[…]

  Jusqu’au renoncement final du blanc. « Noir incendié ».

  C’est en effet à partir de l’affrontement|confrontation du noir et du blanc que le conflit se resserre et s’intensifie. Les dangers gonflent. La nature fait obstacle. Le corps est sous tension. Les gestes sont impuissants à. Le souffle se précipite. Le rythme se saccade. Se morcelle. Le narrateur-observateur voudrait. Mais, comme il arrive dans certains rêves, il ne parvient pas.

« Courir. Mais. Terre ne porte »…

« Gestes ne peuvent s’écouler.
Voudrais inciser.
 »

« Voudrais…

Ne plus bouger…
»

   Il refuse, rejette, se débat : « Ne veux pas ! »

« Horizon en deux. Coupé ».

   Courir, intervenir, toucher, retenir, appeler. L’autre. Incorporer en soi la voix, les gestes. La passerelle est « trop ouverte ». La jeune fille a disparu. Absorbée. Où ? Pourquoi ? Aucun indice n’est lisible. Comme dans Blow up d’Antonioni, il ne subsiste aucune trace de sa présence. Pas même de souvenirs tangibles. Pas même son visage. S’obstiner à la retrouver est inutile. Les mots sont impuissants à la recréer. Impuissants à cerner son absence.

  Que reste-t-il, sinon le souvenir du flou autour, de la réalité qui se dérobe jusque dans son immobilité même ? De l’impossibilité à appréhender l’autre en même temps que soi, images et mots également impuissants à capter, à rendre l’insaisissable.

   Que reste-t-il derrière le miroir, au-delà du cliché ? Rien, sinon la douleur inscrite sous la peau ? Douleur qui tremble, figée, sous le précipité des mots :

« Douleur.
Douleur.
À jamais fixe
»

Angèle Paoli
D.R. Texte Angèle Paoli


Giovannoni, Trivier, p. 65



JEAN-LOUIS GIOVANNONI

JLG

Ph. © Phil Journé
Source


■ Jean-Louis Giovannoni
sur Terres de femmes

Ce que l’immobile tient pour geste (extrait de Pastor, Les Apparitions de la matière)
Envisager (note de lecture de Tristan Hordé)
[Huitième voyage à Saint-Maur]
→ [Il faut si peu de chose]
Issue de retour (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
Issue de retour (note de lecture d’AP)
Mère
→ [Notre voix] (extrait de Ce lieu que les pierres regardent)
→ [Nous venons d’un pays qu’on ne peut plus toucher] (extrait de On naît et disparaît à même l’espace)
→ [Pourras-tu encore témoigner…] (extrait des Mots sont des vêtements endormis)
→ [toujours cette envie de t’ouvrir]
→ [Troisième voyage à Saint-Maur]
→ Jean-Louis Giovannoni | Stéphanie Ferrat, « Les Moches » (note de lecture d'AP)

■ Voir | écouter aussi ▼

→ (sur Terres de femmes) 3 février 1984 | Lettre de Raphaële George à Jean-Louis Giovannoni
(+ La Main de Raphaële George, par Jean-Louis Giovannoni)
→ (dans les numéros 19-20, « Utopie » [Espace Corse] de la revue numérique québécoise Mouvances) deux poèmes inédits de Jean-Louis Giovannoni, traduits en corse par Jacques Fusina
→ (sur le site de la Maison des écrivains et de la littérature) une notice bio-bibliographique sur Jean-Louis Giovannoni
→ (sur Secousse-08) un entretien de Jean-Louis Giovannoni avec Anne Segal & Gérard Cartier (novembre 2012)
→ (sur le site grande menuiserie de Nolwenn Eulzen) « Que peut (encore) l’écriture ? », enregistrement d'un entretien entre Jean-Louis Giovannoni et Gisèle Berkman (19 avril 2013)



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