J’avais décidé d’associer le plus possible Ramin Wardak à mes recherches. Il acceptât de m’accompagner à la banque où nous découvrîmes que non seulement Brett avait retiré l’argent envoyé par Fiona, mais également cinq autres virements, des sommes importantes, déposées elles aussi dans des guichets londoniens.
« Au moins », dis-je à Ramin alors que nous nous dirigions vers sa vieille Toyota Corolla, « cela élimine une des rumeurs qui ont couru sur lui : comme quoi il était fauché et trafiquait les émeraudes pour se refaire.
- Oui, mais cela laisse en suspens d’autres questions : pourquoi autant d’argent… il a reçu près de trente mille dollars quand même ! Et pourquoi vivait-il dans ce gourbi ? On imaginait que c’est parce qu’il n’avait pas le choix, mais là…
- Il avait quand même décidé de vivre une vie de routard, il ne faut pas l’oublier. L’argent, ce n’était visiblement pas pour son confort personnel. Allons donc rendre visite à cette organisation pour laquelle il cotisait. »
J’étais en grande forme, je savais où j’allais, pour la première fois depuis longtemps.
Nous étions dans le quartier animé de la « rue des Poulets » et du « Chelsea market », où poussaient des tours de cinq ou six étages, destinées à accueillir de nouvelles boutiques, pour une société de consommation inexistante jusqu’à ce jour, ce qui avait tant séduit les étrangers, en rupture de ban, à la recherche de nouveaux modes de vie. Mais les Afghans, eux, apparemment, aspiraient à tourner la page, si possible, des années de guerre et de vaches maigres.
Autre signe tangible de cette tendance : le nombre sans cesse croissant de voitures dans les rues. Nous étions coincés dans un embouteillage chaotique. Personne n’avait appris à conduire ici, et la philosophie afghane encourageait plutôt à n’en faire qu’à sa tête, sans se soumettre aux règles. Les chauffeurs s’imposaient, en force, ce qui se concluait assez souvent à coups de poings au milieu de la chaussée.
Nous avons fini par atteindre un quartier excentré, karté Parwan, à l’ouest de la ville. Ramin, lui, conduisait bien, toujours calme, maître de ses gestes et de ses émotions. Il aimait sa ville et avait souvent un geste de la main pour m’inciter à admirer le paysage, les collines comme posées, ici et là, dans la vaste cuvette montagneuse qui enserrait Kaboul et qui semblaient fixer la limite des quartiers. Les environs étaient plus verts que les années précédentes, grâce à un hiver pluvieux, mais la capitale afghane dégageait, malgré tout, une impression d’austérité, dans les tons gris et ocre du sable, ceinturée au loin par des sommets enneigés, avec ses milliers d’habitations en terre séchée qui se fondaient sur les flancs des éperons rocheux.
« Dites moi, Manou, avant de faire ce que vous faites en ce moment – avant de ne rien faire ! – vous travailliez dans l’aide vous aussi, dans « l’humanitaire » ?
- Oui, dans le développement plus exactement. Nous avons modestement tenté d’initier les populations aux charmes de la démocratie et des élections par le truchement d’un spectacle de marionnettes circulant dans les provinces… Une tâche ambitieuse, mais les résultats sont là !
- Vous pouvez m’expliquer pourquoi des années après l’arrivée de toutes ces bonnes volontés et de quelques milliards de dollars quand même, mon pays, et cette ville en particulier, soient toujours dans un état pareil, sans rues dignes de ce nom, sans électricité ni eau courante, avec des décharges en plein air, des épidémies, une misère sans nom ? Attention, je connais la part qui nous revient : l’absence de compétences et d’organisation, la négligence, la corruption…
- Oh, vous prêchez un convaincu. Je dirai juste qu’on est quand même partis de zéro, d’un pays anéanti comme on en voit rarement… Il faudra bien deux ou trois générations pour vraiment améliorer la situation. Et puis, derrière le gâchis, essayons de voir les progrès : tous ces enfants qui vont à l’école, ils sont bien plus nombreux que dans les années 70, avant les guerres… N’oubliez pas que votre pays n’a jamais été développé. On a un peu tendance à mythifier le passé, non ? »
Ramin sourit. Il n’était pas du genre à mythifier le passé, ni le présent, et encore moins l’avenir. Il avait seulement voulu me taquiner un peu, il avait réussi.
Il se gara devant une maison au fond d’une ruelle défoncée et, comme pour illustrer ses propos, envahie d’immondices.
« Je crois que c’est là » dit-il, en me désignant sur un panneau métallique rouillé : « Work for All ». Il leva les sourcils, perplexe : cette petite ONG n’était pas bien reluisante.
Un grand portail était entr’ouvert, contrairement aux usages. On ne se risquait habituellement pas à laisser des étrangers débarquer sans prévenir : ils auraient pu apercevoir une femme dans la cour.
Nous entrâmes dans un jardin sec et mal entretenu, sans âme qui vive alentour. Des carcasses de deux-roues, vélos et mobylettes, traînaient ça et là. La maison était vaste, et délabrée. Le torchis des murs se détachait par plaques. Les pluies d’hiver avaient dégouliné sur la peinture blanche de la façade, laissant de longues coulures noirâtres.
Ramon grimpa les cinq marches d’escalier d’un pas vif et tambourina sans ménagement à la porte. Après une autre tentative, quelqu’un se décida à ouvrir. Un vieil homme à la barbe grisonnante nous regardait intensément, sans aménité. Ramin se chargea des salutations et précisa l’objet de notre visite : nous souhaitions rencontrer un responsable de Work for All dans le cadre d’une enquête policière. Cela n’eut pas l’air d’inquiéter outre mesure le tchoki-dor, qui gloussa de bon cœur avant de disparaître tranquillement, happé par un long couloir.
Il réapparut, toujours amical : « Il n’y a pas de responsable. » La politesse l’obligeait à nous offrir du thé. Déçus d’avoir fait chou blanc, nous avons accepté son invitation, pour avoir au moins un aperçu des lieux.
Le gardien nous emmena dans une grande pièce sombre, totalement vide si ce n’était des tochaks sur le sol et quelques coussins, avant de nous laisser seuls pour aller préparer du thé. Les lieux semblaient déserts. Sans bruit, un jeune homme se glissa dans la pièce et vint nous saluer. Mince, très grand, une vingtaine d’années, des touffes d’un épais duvet annonçant une barbe en devenir. Vêtu de la tenue traditionnelle, couleur blanc crème, maculée de taches et de traces de boue sur le bas du pantalon. Il s’assit et, pour meubler le silence, ouvrit simplement la bouche sur des dents mal plantées en laissant échapper un soupir, sorte de sifflement. Ramin l’encouragea : « Tu travailles ? Tu t’appelles comment ?
- Je m’appelle Abed. Je suis ici comme étudiant. J’apprends l’informatique, l’anglais et aussi un métier.
- Quel métier ? »
Il hésita : « Peut-être la comptabilité, mais…
- Mais ?
- L’association n’a pas encore les financements pour les formateurs. Enfin pas tous. Nous avons un professeur d’informatique qui vient quelques heures par semaine, plus un professeur d’anglais… Mais pour le reste, ce n’est pas très clair…
- Qui sont les responsables ? »
Il hésita. Ses petits yeux vifs, dans un visage ingrat, nous scrutaient. Il semblait intelligent. Le tchoki-dor arriva, portant un grand plateau de fer blanc sur lequel il avait posé la théière, des verres vides et un assortiment de fruits secs. Il nous servit, avant de nous laisser. Abed parut soulagé de ne plus avoir de témoins, et reprit : « En fait, il y avait un directeur anglais, monsieur Tom, mais il est parti, il y a seulement quelques jours, après être resté moins de six mois. Il était très gentil, il était jeune, presque comme nous. Il se plaignait beaucoup de l’association, parlait toujours de « Londres » et des problèmes qu’ils causaient de là-bas, il disait qu’il n’était plus payé depuis des mois. Il a pleuré quand il est parti…
- Et depuis, alors ?
- Il y a Docteur Ramatullah, l’administrateur. On le voit pas souvent…
- Tu sais où on peut le contacter peut-être ?
- Oui, oui, il a une boutique dans le centre, il vend de tout : des ordinateurs, mais aussi des machines à coudre…
- Aurais-tu vu ici il y a huit mois, un Anglais, Brett ?
- Bien sûr. »
Abed s’était un peu détendu. Il semblait être en confiance pour nous parler.
J’avais laissé tout le boulot à Ramin. Assis tranquillement dans mon coin, je buvais du thé vert et croquais des pistaches. Avec l’hospitalité des Afghans et le ciel toujours bleu, les pistaches grillées étaient ce que je préférais dans ce pays.
Une partie de la discussion m’échappait – Abed parlait très vite, en articulant mal – mais je sentais bien que nous avions peut-être enfin trouvé une bonne piste.
Brett avait débarqué ici, au début du mois de septembre de l’année dernière, peu de temps après son arrivée à Kaboul. Il venait voir travailler sur le terrain l’ONG qu’il soutenait depuis des mois.
J’imagine que tu sais tout ça. Tu as bien entendu fait ton travail.
Mais peut-être que ces histoires afghanes ont vite cessé de te préoccuper et que tu t’es investie, avec le talent qui est le tien, dans un autre coin du monde. Comme une des anciennes colonies britanniques, qui ont ta faveur, ou, tel l’Afghanistan, un pays qui a su vous résister, ce que tu apprécies au moins autant. Peut-être également as-tu passé ces dernières années dans un « placard », partageant un bureau sombre avec vue, éventuellement, sur la Tamise.
Abed se souvenait très bien de Brett. Il en parlait avec émotion. Un bel Anglais, grand, bien mis, parlant doucement, en articulant chaque mot pour être compris. Timide, il baissait souvent la tête quand il s’exprimait, en écarquillant les yeux (l’imitation de Brett par Abed, à la demande du commissaire, fut des plus comiques).
« Ce British était trop gentil pour être honnête » me glissa Ramin qui, à me fréquenter, devenait plus cynique chaque jour. Contrairement à la plupart de ses compatriotes, il ne laissait que rarement percer ce sentiment antibritannique propre aux Afghans, conséquence de guerres vieilles de plus d’un siècle.
Le premièr jour, Brett sembla contrarié par ce qu’il découvrait, l’absence de directeur, déjà à l’époque, les formations proposées aux adolescents de manière irrégulière, la vétusté des locaux…
Il avait même soudainement élevé la voix, la peau laiteuse, couverte de tâches de rousseur, de son visage allongé, s’était alors comme embrasée, quand le Docteur Ramatullah lui avait affirmé qu’il n’était pas possible de voir des comptes, que l’ordinateur de l’administration venait de subir un choc électrique et ne fonctionnait plus.
Mais, se ressaisissant - son flegme avait vite repris le dessus -, porté par une empathie évidente pour ses prochains (je brode un peu sur le récit d’Abed, lui-même traduit et enjolivé par Ramin), il proposa de passer ici un moment chaque jour, il prétendait être à Kaboul pour environ deux semaines : il donnerait un coup de main, des cours d’Anglais par exemple.
Abed but du thé, fatigué. Il ne devait pas être entraîné aux longs récits.
Une ombre venait surgir dans le salon vide de Work for All : un garçon, un peu plus jeune qu’Abed, se tenait en retrait, appuyé sur un rebord de fenêtre. Alors que nous nous taisions en le regardant, il s’avança et nous salua poliment.
Correctement habillé d’un jean neuf, un peu trop court et serré, et d’une chemisette à carreaux, costaud, probablement un de ces nombreux jeunes afghans qui aiment à passer de longues heures dans les salles de musculation. Tout chez lui respirait la vitalité.
« Assois-toi » lui proposa Ramin, d’un ton sans réplique. « Tu t’appelles comment ? Tu habites ici ?
- Je m’appelle Aimal. Je vis avec mon oncle maternel, mais je viens souvent ici, pour les cours. Enfin, quand il y a des cours…
- Tu n’as pas l’air d’être un jeune en difficulté ?
- Ca va mieux aujourd’hui. Mais je viens de la rue, comme Abed. Je vendais des cigarettes, avant…
- Avant quoi ?
- Avant l’association. Avant de recevoir des aides.
- Tu apprends quoi, ici ?
- Oh, ça dépend. L’informatique : Word, Excell… Un peu d’Anglais…
- Mais pas un métier en particulier ?
- Heu… non, pas vraiment. Je voudrais faire du business. »
Aimal était plus à l’aise avec le verbe qu’Abed, plus sûr de lui aussi. Il avait une coiffure à la mode : cheveux lissés en arrière et deux mèches décolorées. Son discours sonnait moins vrai que celui de son camarade. Il vous regardait en face, comme s’il s’était entraîné depuis longtemps à mentir…
Ramin lui a ensuite demandé s’il connaissait Brett. Après avoir jeté un bref regard en direction d’Abed, impassible, il a déclaré tout le bien qu’il pensait de ce « monsieur anglais » qui leur avait beaucoup apporté, même s’il n’était pas resté longtemps. Il confirmait la gentillesse du personnage, toujours un peu dans la lune, et gauche. « Nous l’avions surnommé Mister Bean ! » s’esclaffa Aimal, pouffant. « Il a fini par l’apprendre et l’a très bien pris. Il tentait même des imitations, pas toutes réussies… »
Je sentais le commissaire s’impatienter. Il avait d’autres chats à fouetter que d’écouter des gamins. Sans moi, ce meurtre aurait déjà été classé, en tout cas enfoui sous des dossiers au fond d’un tiroir. Il prit son verre de thé, avant de lancer aux deux garçons : « Mais il vous a dit au revoir en partant, ou il a disparu du jour au lendemain ? »
Bonne question. Tout à mes pistaches, je n’avais pas réalisé que la mort de Brett n’avait pas encore été évoquée.
Les adolescents se regardèrent à nouveau. Depuis l’arrivée du deuxième garçon, Abed semblait s’être recroquevillé dans un coin. Aimal reprit : « Il a… disparu du jour au lendemain. Vous savez pourquoi ?
- Il est mort, il a été tué, ici à Kaboul. »
J’observais la scène, enfin concentré, mais il était impossible de deviner ce que ressentaient les deux jeunes. Un mélange d’incrédulité, de vague tristesse, d’inquiétude...
Il était en tout cas crédible que l’information ne leur était jamais parvenue. A ma connaissance, aucun journal local n’avait jamais donné ni le nom, ni l’âge, ni même la nationalité de la victime. Quand le corps avait été identifié, quelques jours plus tard, l’actualité était ailleurs. Des dépêches d’agences avaient donné la nouvelle, sans être reprises par la presse afghane.
Les garçons ont posé deux ou trois questions sur les circonstances du meurtre, ont pris un air grave et affligé qui, chez Aimal, sonnait faux.
Ramin leur a encore posé quelques questions, notamment sur les derniers jours de Brett, les gens avec qui il parlait, les problèmes qu’il aurait pu rencontrer. Les réponses étaient vagues. Aimal nous encouragea à rencontrer le Docteur, qui devait en savoir plus. « La relation entre eux était un peu tendue, à cause des questions financières » précisa-t-il. « Et on a vu plusieurs fois Mister Bean donner des enveloppes au Docteur, certainement de l’argent. »
« Brett vous a-t-il personnellement aidés directement, tous les deux, je veux dire avec de l’argent ? » Les deux garçons répondirent en même temps : « Non » a affirmé Aimal, « Oui » a balbutié Abed. Après un silence embarrassant, Aimal a repris : « Enfin si, une fois, j’avais oublié. Il m’a donné cinq cents dollars pour acheter un ordinateur. Je voulais travailler chez moi le soir. »
Abed, lui, prétendait avoir reçu de plus petites sommes, mais en plusieurs fois. « Il était généreux, ce gars ! » s’exclama Ramin avec une œillade amusée à mon intention. Puis, à l’adresse des garçons : « Nous reparlerons certainement de tout ça. Si vous nous montriez les installations, les salles de classe ? »
La visite fut vite bouclée. « Work for All » occupait quatre pièces en tout : outre le salon où nous avions été reçus, il y avait un grand bureau pour le directeur et l’administrateur, plus deux salles de cours. Dans la première, cinq vieux ordinateurs posés sur des tréteaux meublaient l’espace. Dans l’autre, réservée aux filles, des machines à coudre étaient recouvertes d’une fine couche de poussière. »
Ramin s’enquit de l’adresse de la boutique du Docteur Ramatullah, puis nous primes congé. Seul Abed semblait sincèrement attristé de nous voir partir.