Une musique hors du
temps
L'institution du rébétiko est devant mes yeux. Pour un peu nous passions devant. Je n'aurais jamais remarqué le panneau si on
ne m'y avait pas fait prêter attention. La rue est petite, sans intérêt. La cour où se trouve l'institution est sombre. Seule note qui détonne dans cette rue et met la puce à l'oreille :
des gens élégants fument près de l'entrée. Nous entrons. Nous sommes dans l'antre... Un petit couloir aux couleurs chaudes avec quelques tableaux et un grand miroir. Intérieur un peu bourgeois
mais chaleureux.
En face de nous, un ascenseur. « Vous avez réservé? » nous demande un homme. Heureusement nous ne sommes que
trois. Il nous accompagne dans l'ascenseur. On descend, on monte? J'ai l'impression qu'on descend. On perçoit déjà des notes de musique et de la fumée de cigarettes... De l'agitation... Des
applaudissements. Ils sont de plus en plus fort. La fumée est de plus en plus épaisse. Je suis aveuglée. Tout est rouge. La salle est enfumée. Les lumières sont tamisées mais l'ensemble est
coloré, chaleureux. D'enfer ! Nous voilà installées au centre de la grande pièce. Tout autour des tables avec de la nourriture, de l'alcool. Du monde. Une quarantaine de personnes. Un peu moins.
Un peu plus peut-être. Devant nous sur notre gauche les musiciens. Les chanteurs. Tout autour des tableaux, des miroirs. Une magnifique salle. Simple. Accueillante. On s'installe. Un serveur
nappe la table. Sur ma droite une femme très apprêtée, un peu vulgaire. Une prostituée? Sur ma gauche, des tablées d'amis, de
familles. Des jeunes, des personnes beaucoup plus âgées. Ça parle fort, ça rit, ça boit, ça sourit, ça rigole, ça
se lève, ça va faire deux pas de danse, au final plus, ça vient se rasseoir rougeaud sous les
applaudissements d'une salle conquise à la danse, à la fête et à la musique.
Nous commandons une bouteille de vin. Des pétales de couleurs pleuvent sur la scène. Des œillets par paquets. Une dame entre deux âges passe entre les tables, une
pyramide de paniers fleuris dans les mains. Qui veut achète ces jeunes boutons de couleur qui sont jetés sur les chanteurs, les danseurs, les amis, en hommage. Parfois ce sont des paniers entiers
qui s'écrasent les uns après les autres sur la tête d'un danseur essoufflé qui soulève la jambe, tournoie, emporté par nos applaudissements et claquements de doigts. Les musiciens eux restent de
marbre même sous les avalanches de fleurs, concentrés. Il faudra la fin de la nuit pour réussir à arracher à certains un semblant d'étirement de bouche en sourire. Mais leurs mains n'ont pas leur
pareil pour nous conquérir. Les tambourins et bouzoukis bercent et réveillent les oreilles. Les chanteurs se succèdent. Pas le temps de s'ennuyer d'une voix. Ou d'un physique. La blonde suit la brune qui elle-même
vient après une vieille au visage paradoxalement tout autant ridé que tiré qui toutes chanteront avant l'Astérix athénien du rébétiko. Un vieux résistant de cette musique, aux moustaches
gauloises. Le spectacle est envoûtant, prenant, fascinant. Et la maison généreuse. L'entrée coûte normalement 10 euros mais étant arrivées un peu tard nous ne payons pas. La bouteille est à 25
euros. Divisée par trois et avec le spectacle, le prix reste raisonnable. Dérisoire finalement. Au moment de partir, il est aux environs de 4h, un serveur vient ouvrir une nouvelle bouteille et
nous servir. Cadeau de la maison. Nous n'avons pourtant pas dansé, tout juste applaudi, apprécié le spectacle. Générosité de la maison. On reviendra... Mais la bouteille était-elle une si bonne
idée? On rit de plus en plus lourdement, nos gestes sont plus maladroits et on commence à être affamées. Est-ce le vin, l'ambiance, la musique? L'atmosphère est magique, enchanteresse. Je suis
ivre, ivre de musique, de vin, de bonheur. Ça aurait plu à Baudelaire... Peut-être...
« La mauvaise herbe » emportée par cette musique des bas-fonds
C'est la nuit. L'ambiance aura été solaire, folle, délurée. Beaucoup de grecs ont dansé. J'ai dans la tête et dans les jambes leurs pas, leurs
corps virevoltants. Je repense à cette grosse femme souriante et belle en robe noire, à cet homme qui n'en finissait plus de tourner, de tournoyer et de chanceler, à ce trentenaire
aux cheveux mi-longs blonds qui ne sollicitait que les hommes. On se serait crues à une autre époque,
insouciante, heureuse, loin de la crise. Un autre monde. Pour un temps. Je repense aussi à différents couples, une jeune femme couleur mate, fine et gracieuse et son compagnon au physique moins
marquant, à ces couples de personnes âgées n'osant pas aller enflammer la scène mais ondulant entre
les tables près de nous. Je repense à cette famille : filles, mère et grand-mère qui nous ont offert un beau moment de danse lente et entraînante. Je n'oublie pas tous les solos et puis les
serveurs passant de tables en tables tels des danseurs de flamenco, souples, agiles et envoûtants. Parfois le
verre s'est brisé comme un éclat de rire. Un plateau est tombé. Mais déjà les cendrillons de la nuit ont passé le balai. C'est oublié. La fête a à peine cligné les yeux. Les chanteurs boivent.
"Γεια μας" (santé) !! Les musiciens jouent. Ils ne s'arrêtent pas. Et nous on boit, on rit, on sourit. Ainsi toute la nuit. Et on applaudit à en avoir des cloques sur les mains. On marque la mesure. Et on se perd, toujours plus ivre... Quelle nuit mes amis ! J'y suis encore.
Les errances du matin, les réjouissances des estomacs de trois fleurs fânées
Ce n'est pas encore le petit matin mais on s'en va. 4h30. La nouvelle bouteille bue en trente minutes. Nos estomacs veulent du solide. Les assiettes de viande, de
fruits des autres tables ont juste rassasié nos yeux. Alors que de nouveaux clients arrivent, nous partons, en quête d'un souvlaki et du premier métro. De la musique dans la tête, le foie un peu
guilleret, un sourire aux lèvres. Le premier métro n'est pas bondé mais bien rempli par les papillons de la nuit. Comme leurs ailes, nos regards sont encore colorés de cette musique de la nuit.
Nos cils clignent prêts à prendre leur envol dans leur nuit à eux. Nostalgiques déjà de cette nuit athénienne un temps hors du temps...